1. Le capitalisme est un système dont les transformations sont permanentes
et relativement rapides, comparativement aux systèmes antérieurs
qui offrent l'image d'une grande stabilité. Identifier
donc à chaque moment ce qui est nouveau dans le système
est indispensable pour l'analyse et l'action efficace. Ces transformations
d'une ampleur parfois véritablement qualitative demeurent
néanmoins enfermées dans le cadre des logiques fondamentales
propres au capitalisme. Il ne faut pas davantage l'oublier.
Le discours idéologique dominant du capitalisme imaginaire
situe l'invention technologique à l'origine de la possibilité
du progrès et attribue à la compétition des
capitaux sur les marchés la vertu d'en concrétiser
la réalité. A son tour ce progrès matériel
génère des avancées générales
par les retombées dont bénéficient toutes
les catégories sociales, enracine de ce fait la démocratie
et garantit la paix; tandis que l'expansion mondiale du système
offre à tous les peuples la chance de bénéficier
de ce triomphe définitif de la Raison (la "fin de
l'histoire"). Le discours dominant conclut qu'il n'y a pas
d'alternative (raisonnable): il faut et il suffit d'accepter la
soumission de tous les aspects de la vie sociale aux exigences
propres à la logique unilatérale du capital.
L'histoire du capitalisme réellement existant dément
l'image d'Epinal de ce discours idéologique sans fondements
scientifiques. Cette histoire est celle d'un conflit permanent
entre la logique de l'accumulation capitaliste et celles commandées
par d'autres intérêts (sociaux et nationaux). Elle
révèle également que les dimensions destructrices
de la logique unilatérale du capitalisme grandissent au
même rythme que les dimensions créatrices dont elles
sont inséparables (cf. Les dimensions destructrices de
l'accumulation du capital). Les sociétés réelles
sont donc confrontées à chaque moment par des alternatives
différentes entre lesquelles elles font leur choix; comme
elles sont confrontées à l'exigence de concevoir
à plus long terme un autre système capable de les
libérer de la destruction immanente à l'expansion
indéfinie du capitalisme. Le nouveau qui apparaît
à un moment donné de cette évolution doit
être replacé dans ce cadre analytique critique.
2. Le monde moderne s'est organisé autour d'un ordre nouveau
- celui défini par le capitalisme - à partir de
1500. Pendant les trois siècles du mercantilisme (1500-1800)
l'Europe atlantique, ayant pris l'initiative, organise son système
propre et simultanément désorganise le système
ancien en substituant la navigation transocéanique qu'elle
contrôle aux routes terrestres (dites de la soie) de l'époque
antérieure. Elle construit ainsi les fondements de ce qui
deviendra au XIXe siècle l'ordre économique capitaliste.
Ce système a généré un phénomène
d'une ampleur gigantesque, sans précédent dans l'histoire
- la polarisation à l'échelle mondiale. (cf. Polarisation
).
Le XXe siècle a été très largement
celui de la révolte contre cet ordre économique,
dans ses deux dimensions, c'est à dire en sa qualité
de fondé sur des rapports capitalistes (mis en cause par
les révolutions socialistes) et en celle de fondé
sur la polarisation en question (mis en cause par les mouvements
de libération nationale d'Asie et d'Afrique). Au cours
du siècle différents ordres capitalistes se sont
succédés.
De la fin du XIXe siècle - à partir de 1880 environ
- le moment où se constitue le capitalisme des monopoles
- à 1945 l'ordre économique capitaliste peut être
qualifiée de "libéralisme nationaliste de monopoles".
Par libéralisme on entend la double affirmation du rôle
prépondérant des marchés (de marchés
oligopolistiques bien entendu) considérés comme
autorégulateurs de l'économie dans le cadre des
politiques d'Etat appropriées mises en uvre à
l'époque d'une part, de la pratique de la démocratie
politique bourgeoise d'autre part. Le nationalisme module ce modèle
libéral et donne leur légitimité aux politiques
d'Etat qui sous-tendent la compétition dans le système
mondial. A leur tour celles-ci s'articulent sur des blocs hégémoniques
locaux qui renforcent le pouvoir du capital dominant des monopoles
par différentes alliances avec des classes et couches moyennes
et/ou aristocratiques, et isolent la classe ouvrière industrielle.
La crise de l'ordre libéral nationaliste s'ouvre avec la
première guerre mondiale (1914-1918) qui démontre
que cet ordre était loin d'avoir créé les
conditions d'une "mondialisation pacifique". Au lendemain
de la guerre les pouvoirs dominants du capital tentent néanmoins
contre vents et marées d'imposer leurs recettes libérales.
Cela produira la dérive fasciste qui abandonne le volet
politique démocratique du système, mais ne renonce
ni au nationalisme (qu'il exacerbe au contraire) ni aux compromis
sociaux internes qui renforcent le pouvoir des monopoles. L'ordre
fasciste fait donc partie de l'ordre unique dominant de toute
cette phase de l'histoire du capitalisme, même si elle en
est une expression malade.
Un nouvel ordre capitaliste va se substituer à celui du
libéralisme nationaliste à partir de 1945, pour
dominer la scène mondiale jusqu'en 1980. La guerre mondiale
a en effet, à travers la défaite du fascisme, modifié
le rapport des forces en faveur des classes ouvrières en
Occident développé (ces classes acquièrent
une légitimité et une position qu'elles n'avaient
jamais eues jusque là), des peuples des colonies qui se
libèrent, des pays du socialisme réellement existant
(du soviétisme). Ce rapport nouveau est derrière
la triple construction de l'Etat de bien être (le Welfare
State), de l'Etat du développement dans le tiers monde,
du socialisme d'Etat planifié. L'ordre économique
de l'époque (1945-1980) est "social et national",
et opère dans le cadre d'une mondialisation contrôlée.
Les deux qualificatifs de social (et non socialiste) et de national
traduisent l'essentiel des objectifs des politiques mises en uvre
pendant la période, et donc des moyens mobilisés
à cet effet. La solidarité - qui s'est traduite
par une remarquable stabilité dans la répartition
du revenu, par le plein emploi et par l'augmentation continue
des dépenses sociales - était conçue comme
devant être réalisée d'abord au plan national
par des politiques de l'intervention systématique de l'Etat.
Le nationalisme du modèle n'était pas outrancier
. Car il s'inscrivait dans une atmosphère générale
de régionalisation (comme la construction européenne)
et d'ouverture mondiale (Plan Marshall, expansion des multinationales,
négociations collectives Nord-Sud organisées au
sein du système des Nations Unies, (à la CNUCED,
au GATT etc.) acceptée, voulue même, mais contrôlée.
L'analogie entre les objectifs fondamentaux de ces pratiques
du Welfare State d'une part et ceux de la modernisation et de
l'industrialisation des pays du Tiers Monde devenus indépendants
(projet de Bandung pour l'Asie et l'Afrique, en parallèle
au "desarrollismo" de l'Amérique latine) permet
de qualifier cet ordre de dominant à l'échelle de
tout le système mondial hors de la zone du soviétisme.
Pour les pays du tiers monde, il s'agit également de "rattraper"
le retard par une insertion efficace et contrôlée
dans un système mondial en expansion.
L'ordre économique et politique alternatif mis en place
à partir de 1917, celui du socialisme réellement
existant (le soviétisme) s'était proposé
les deux objectifs de "rattraper le retard" et de "faire
autre chose", par le moyen de la planification d'Etat centralisée,
déconnectée du système mondial. Sa dérive
qui s'est exprimée par son rejet d'une gestion démocratique
de la construction du socialisme a conduit à son effondrement
(dans le cas de l'Europe de l'Est et de l'ex URSS) ou son glissement
au capitalisme (dans celui de la Chine).
Avec ce double échec des ordres soviétique et du
populisme national dans le tiers monde les conditions étaient
réunies pour que le capital dominant tente de reconstruire
un nouvel ordre dit néo-libéral mondialisé.
Mais si des choix sociaux et économiques durs dominent
largement la rhétorique néo-libérale mondialisée
proposée comme ordre nouveau, dans la réalité
ils sont mis en uvre d'une manière qui est en contradiction
parfois flagrante avec les dogmes dont ils procèdent. La
mondialisation préconisée reste tronquée
; le discours sur les vertus de la concurrence cache mal les pratiques
de défense systématique des monopoles, tandis que
l'affirmation de la dépréciation du futur (renforcée
par la financiarisation) réduit à néant la
portée du discours environnementaliste. Enfin, en dépit
de l'affirmation de principe antinationaliste, les Puissances
(et singulièrement les Etats Unis) font sans cesse la démonstration
de leur force dans tous les domaines, militaires et économiques.
Tous les modèles successifs de l'ordre du capitalisme
ont toujours été fondés sur une vision impérialiste
du monde, en consonance avec le déploiement du capitalisme
qui a toujours été, par nature, inégal et
polarisant à l'échelle mondiale. Dans la phase libérale
nationaliste des monopoles (de 1880 à 1945) l'impérialisme,
qu'on doit conjuguer ici au pluriel, est synonyme de conflit des
puissances impérialistes. Par contre la phase sociale et
nationale de l'après guerre (1945-1980) est caractérisée
d'une part par la convergence des stratégies des impérialismes
nationaux rangés derrière l'hégémonie
des Etats Unis et d'autre part par un recul de l'impérialisme,
contraint d'évacuer les régions du "socialisme
réel" (URSS, Europe orientale, Chine) et de négocier
avec le mouvement de libération nationale le maintien de
sa présence dans les périphéries d'Asie,
d'Afrique et d'Amérique. Avec l'effondrement du socialisme
réellement existant et des populismes radicaux du tiers
monde, l'impérialisme est à nouveau à l'offensive.
La "globalisation" (ou la mondialisation) qui s'exprime
dans l'idéologie de notre époque avec tant d'arrogance
n'est guère que la forme nouvelle de l'affirmation de ce
caractère impérialiste immanent au système.
Dans ce sens on peut dire que le terme de "globalisation"
est synonyme d'impérialisme.(cf. Mondialisation et impérialisme).
3. Le XXe siècle se clôt dans une atmosphère
qui rappelle d'une manière étonnante celle qui présidait
à son ouverture - "la belle époque" (qui
fut effectivement belle pour le capital). Les bourgeoisies de
la triade déjà constituée (les puissances
européennes, les Etats Unis, le Japon) entonnaient un hymne
à la gloire de leur triomphe définitif. Les classes
ouvrières des centres cessaient d'être les "classes
dangereuses" qu'elles avaient été au XIXe siècle
et les peuples du reste du monde étaient appelés
à accepter la "mission civilisatrice" des Occidentaux.
Le triomphe des centres du capitalisme mondialisé se manifestait
par une explosion démographique qui devait porter la proportion
de la population d'origine européenne de 23 % de celle
du globe en 1800 à 36 % en 1900. La concentration de la
révolution industrielle dans la triade avait simultanément
généré une polarisation de la richesse à
une échelle que n'avait jamais connu l'humanité
au cours de toute son histoire antérieure.
Cette première globalisation, loin d'entraîner une
accélération de l'accumulation du capital, allait
au contraire s'ouvrir sur une crise structurelle de 1873 à
1896 comme presque exactement un siècle plus tard. La crise
s'accompagnait pourtant par une nouvelle révolution industrielle
(l'électricité, le pétrole, l'automobile,
l'avion) dont on attendait qu'elle parvienne jusqu'à transformer
l'espèce humaine, comme on le dit aujourd'hui de l'électronique.
Parallèlement se constituaient les premiers oligopoles
industriels et financiers - les transnationales de l'époque.
La globalisation financière paraissait s'installer définitivement
sous la forme de l'étalon or-sterling et on parlait de
l'internationalisation des transactions que les nouvelles bourses
de valeur permettaient avec autant d'enthousiasme qu'on parle
aujourd'hui de la globalisation financière. Jules Verne
faisait faire le tour du monde en 80 jours à son héros
(anglais bien entendu): le "village mondial" était
déjà là, pour lui.
Le triomphe de la "belle époque" ne dura pas
deux décennies. Quelques dinosaures (jeunes à l'époque:
Lénine!) en prévoyaient l'effondrement sans qu'on
les entende. Le libéralisme - c'est à dire la domination
unilatérale du capital - ne devait pas réduire l'intensité
des contradictions de toute nature que le système porte
en lui, mais au contraire en aggraver l'acuité.
Les trois quarts du XXe siècle seront donc marqués
par la gestion de projets de rattrapage et de transformations
plus ou moins radicales des périphéries, rendus
possibles par la dislocation de la globalisation libérale
utopique de la "belle époque".
Mais il n'a pas fallu moins de trente ans (1914-1945), deux guerres
mondiales, la grande crise des années 1930, deux grandes
révolutions (russe et chinoise) et le soulèvement
de toute l'Asie et l'Afrique pour que les rapports de force qui
avaient permis la dictature unilatérale du capital de la
"belle époque" soient modifiés en faveur
des classes travailleuses et des peuples, à la suite de
la double victoire de la démocratie sur le fascisme et
des libérations nationales sur le vieux colonialisme. C'est
dire que les rapports de force favorables au capital, qui caractérisent
à nouveau notre moment ne seront pas modifiés "facilement".
Les défis auxquels sont confrontés les mouvements
sociaux qui refusent de se soumettre à ces rapports de
force sont considérables. Il faut le savoir.
Des rapports de force sociaux et internationaux moins défavorables
aux classes travailleuses et aux peuples ont donc façonné
la seconde moitié du XXe siècle, contraignant le
capital à s'ajuster lui, aux logiques, à travers
lesquelles s'exprimaient les intérêts de ceux-ci.
La crise qui a suivi (à partir de 1968-1975) est celle
de l'érosion puis de l'effondrement des systèmes
sur lesquels reposait l'essor antérieur. La période,
qui n'est pas close, n'est donc pas celle de la mise en place
d'un nouvel ordre mondial, comme on se plaît à le
dire trop souvent, mais celle d'un chaos qui est loin d'être
surmonté. Les politiques mises en uvre dans ces conditions
ne répondent pas à une stratégie positive
d'expansion du capital, mais cherchent seulement à en gérer
la crise. Elles n'y parviendront pas, parce que le projet "spontané"
produit par la domination immédiate du capital, en l'absence
de cadres que lui imposeraient les forces de la société
par des réactions cohérentes et efficaces, reste
une utopie, celle de la gestion du monde par ce qu'on appelle
"le marché", c'est à dire les intérêts
immédiats, à court terme, des forces dominantes
du capital.
L'histoire moderne est ainsi faite qu'aux phases de reproduction
sur la base de systèmes d'accumulation stables succèdent
des moments de chaos. Dans les premières de ces phases,
comme le fut celle de l'essor de l'après guerre, le déroulement
des événements donne l'impression d'une certaine
monotonie, parce que les rapports sociaux et internationaux qui
en constituent l'architecture sont stabilisés. Ces rapports
sont donc reproduits par le fonctionnement de dynamiques dans
le système. Dans ces phases se dessinent clairement des
sujets historiques actifs, définis et précis (des
classes sociales actives, des Etats, des partis politiques et
des organisations sociales dominantes) dont les pratiques paraissent
solides et donc les réactions prévisibles en presque
toute circonstance, tout comme les idéologies qui les meuvent
bénéficient d'une légitimité qui paraît
incontestée. Dans ces moments si les conjonctures peuvent
changer, les structures demeurent stables. La prévision
est alors possible et même facile. Le danger apparaît
lorsqu'on prolonge trop loin ces prévisions, comme si les
structures en question étaient éternelles, marquaient
"la fin de l'histoire". A l'analyse des contradictions
qui minent ces structures on substitue alors ce que les post modernistes
ont qualifié à juste titre de "grandes narrations",
qui proposent une vision linéaire d'un mouvement mu par
"la force des choses", les "lois de l'histoire".
Les sujets de l'histoire disparaissent pour laisser la place aux
logiques structurelles dites objectives.
Mais les contradictions en question, font leur travail de taupe
et un jour ou l'autre ces structures dites stables s'effondrent.
L'histoire entre alors dans une phase qu'on qualifiera peut être
plus tard de "transition", mais la phase en question
est vécue comme une transition vers l'inconnu. Car il s'agit
d'une phase au cours de laquelle se cristallisent lentement de
nouveaux sujets historiques, qui inaugurent en tâtonnant
de nouvelles pratiques et en fournissent des légitimations
par de nouveaux discours idéologiques souvent confus au
départ. C'est seulement lorsque ces processus de changements
qualitatifs auront suffisamment mûri qu'apparaîtront
de nouveaux rapports sociaux définissant les systèmes
"post transition".
4. La page de la période d'essor des projets de développement
du XXe siècle est tournée. L'effondrement des trois
modèles d'accumulation régulée de l'après
guerre a ouvert, à partir de 1968-1971, une crise structurelle
du système qui rappelle fort celle de la fin du XIXe siècle.
Les taux d'investissement et de croissance tombent brutalement
à la moitié de ce qu'ils avaient été,
le chômage s'envole, la paupérisation et les inégalités
de toutes sortes à tous les échelles, nationales
et internationales, s'accentuent.
La crise s'exprime par le fait que les profits tirés de
l'exploitation ne trouvent pas de débouchés suffisants
dans des investissements rentables susceptibles de développer
les capacités de production. La gestion de la crise consiste
alors à trouver "d'autres débouchés"
à cet excédent de capitaux flottants, de manière
à éviter leur dévalorisation massive et brutale.
La solution à la crise impliquerait par contre la modification
des règles sociales commandant la répartition du
revenu, la consommation, les décisions d'investissement,
c'est à dire un autre projet social - cohérent -
que celui fondé sur la règle exclusive de la rentabilité.
Si la gestion de la crise a été catastrophique
pour les classes travailleuses et les peuples des périphéries
elle ne l'a pas été pour tous. Cette gestion a été
fort juteuse pour le capital dominant. L'inégalité
dans la répartition sociale du revenu, dont l'accélération
a été phénoménale presque partout
dans le monde, si elle a créé beaucoup de pauvreté,
de précarité et de marginalisation pour les uns,
a fabriqué aussi beaucoup de nouveaux milliardaires, ceux
qui, sans gêne aucune, proclament "vivre la mondialisation
heureuse".
Cette crise structurelle, comme la précédente,
est également le moment d'une troisième révolution
technologique qui transforme profondément les modes d'organisation
du travail et, de ce fait, fait perdre leur efficacité
et par delà leur légitimité aux formes antérieures
de lutte et d'organisation des travailleurs et des peuples. Le
mouvement social émietté n'a pas encore trouvé
les formules de cristallisations fortes à la hauteur des
défis. Mais il a fait des percées remarquables dans
des directions qui en enrichiront la portée: l'irruption
des femmes dans la vie sociale, la prise de conscience des destructions
de l'environnement portées à un niveau qui, pour
la première fois dans l'histoire, menacent la planète
entière. En quelques années les luttes sociales
- fussent-elles encore au stade de la défense des acquis
face à l'offensive du capital - se sont renforcées.
Leur montée, que Seattle et Porto Alegre illustrent - inquiètent
désormais les Puissants du moment.
C'est à la lumière de cette inquiétude qu'il
faut examiner le plan ce contre-feu ouvert par le G7. Voici donc
que, du jour au lendemain, le G7 change de langage. Le terme de
régulation, jusqu'alors interdit, retrouve une place dans
les résolutions de cette instance : il faut "réguler
les flux financiers internationaux!". L'économiste
en chef de la Banque mondiale. Stiglitz, propose d'ouvrir un débat
en vue de définir un nouveau "post Washington consensus".
Le spéculateur Georges Soros publie un ouvrage au titre
éloquent : " La crise du capitalisme mondial - L'intégrisme
des marché", qui équivaut à un plaidoyer
pour "sauver le capitalisme du néo-libéralisme".
Ne soyons pas dupes : il s'agit là d'une stratégie
qui poursuit les mêmes objectifs, c'est à dire permettre
au capital dominant des transnationales de rester maître
du jeu. Mais ne sous-estimons pas le danger que ce contre-feu
peut représenter. Beaucoup d'âmes bien intentionnées
en sont et en seront les dupes. La Banque mondiale s'emploie déjà
depuis plusieurs années à instrumentaliser les ONG
pour les mettre au service de son discours de "lutte contre
la pauvreté".
C'est aussi dans cette conjoncture chaotique que les Etats Unis
ont repris l'offensive pour tout à la fois rétablir
leur hégémonie globale et organiser en fonction
de celle-ci le système mondial dans toutes ses dimensions
économiques, politiques et militaires.
5. Ce que le moment actuel révèle de "nouveau"
dans le déploiement capitaliste doit être au centre
de l'attention des mouvements sociaux soucieux de faire avancer
des alternatives aux réponses du capital préoccupé,
lui, d'instrumentaliser à son bénéfice exclusif
ce "nouveau".
Certes il n'est jamais facile de démêler, dans l'enchevêtrement
de la réalité, le "nouveau" qui relève
des tendances lourdes qui s'imposent dans la longue durée,
du "nouveau passager" qui relève de la conjoncture
de gestion de crise. Les deux ensembles de phénomènes
sont bien réels l'un et l'autre. Il y a l'aspect "crise
et gestion de la crise" et il y a l'aspect "transformations
du système en cours".
· La réalité et l'importance de la révolution
scientifique et technologique en cours et de ses implications
à long terme sur l'organisation du travail, des rapports
sociaux et de la culture des sociétés de demain
constituent le noyau dur et incontestable du "nouveau véritable".
Cette révolution contemporaine (et l'informatisation en
premier lieu) exerce certainement une action puissante imposant
la restructuration des systèmes productifs (notamment en
facilitant l'éparpillement géographique de segments
commandés à distance). De ce fait les procès
de travail sont en passe d'être largement bouleversés.
Aux modèles du travail à la chaîne (taylorisme)
se substituent des formes nouvelles qui affectent profondément
la structure des classes sociales et leur perception des problèmes
de la segmentation des marchés du travail. Il s'agit là
d'un changement qui pèsera sur la longue durée.
Or le sens de l'évolution conduit déjà à
une sorte de "dépérissement de la loi de la
valeur", ce qui signifie également que le capitalisme
doit être dépassé. Mais il peut l'être
de différentes manières. Par le socialisme - qui
constitue la seule réponse humaniste possible au défi.
Ou par la mise en place d'une sorte de régime d'apartheid
généralisé dans lequel la distinction sociale
ne serait plus fondée sur la participation à la
création de valeur (quand bien même cette participation
donnerait lieu à une exploitation) mais sur d'autres critères
para-politiques - culturels.
En tout état de cause il est vrai que la révolution
technologique - toute révolution technologique - transforme
les structures de l'organisation du travail. Si la société
demeure une société de classes, celles-ci ne sont
en aucune manière abolies par la transformation en question
mais elles changent de forme, au point que l'illusion de leur
disparition - ou dilution dans d'autres réalités
- peut prévaloir dans certaines conditions, comme celles
du moment présent. En conséquence les formes d'organisation
sociale et des mouvements par lesquels s'expriment les projets
des uns et des autres et leurs conflits sont à leur tour
profondément affectées par la révolution
technologique. Ici encore le meilleur et le pire coexistent, la
portée de toute révolution technologique demeurant
ambiguë.
La littérature dominante concernant les transformations
dans l'organisation du travail associées au déploiement
de la révolution technologique en cours traite du nouveau
modèle de sociabilité et de société
qui serait fondé sur l'organisation "en réseaux"
(se substituant à celle des chaînes de la hiérarchie)
et l'interaction de "projets" (se substituant, au moins
partiellement, à l'unité que représentait
jusqu'ici l'entreprise) et prétend que la nouvelle société
de réseaux ouvrirait la perspective d'affirmation de l'autonomie
créatrice des individus etc. Cette société
est mise en place sous nos yeux. Quelles conséquences sociales
réelles sont associées à celle-ci ? L'augmentation
rapide et extraordinaire de la part des revenus du capital et
de la propriété au détriment de celle du
travail, la précarisation, la paupérisation et l'exclusion
d'une proportion grandissante de la population. Ces faits réduisent
à néant les prétentions du discours dominant
selon lequel l'individu serait devenu le sujet de l'histoire,
classes et nations étant désormais des concepts
caducs. L'individu reste un être social prisonnier des carcans
de l'oppression et de l'exploitation sur lesquels notre société
contemporaine reste fondée. L'utopie de la communication
qui, par sa seule existence, résoudrait les problèmes
de l'humanité en supprimant les conflits, relève
de ce même type de discours.
Par ailleurs le développement des forces productives -
qui sont simultanément des forces destructives - a atteint
désormais un point qui en modifie qualitativement la portée
et par là même nous interpelle dans des termes nouveaux.
L'arsenal des armements nucléaires permettrait de mettre
un terme à toute forme de vie sur la planète. Ce
fait nouveau dans l'histoire exigerait qu'on renonce à
leur emploi, qu'on les démantèle tous. L'OTAN a
pris la position inverse en retournant au principe du règlement
des conflits politiques par la guerre. Dans d'autres domaines
comme la biogénétique les connaissances scientifiques
acquises permettraient également des dévastations
dont les effets ne sont pas connaissables. Une gestion sociale
de leur usage s'impose. C'est le seul moyen d'intégrer
dans le système les principes éthiques indispensables
à la survie de l'humanité. Dans sa volonté
proclamée de tout privatiser le système fait l'option
exactement inverse. Le développement des forces productives
démontre que les règles fondamentales du capitalisme
sont ringardes, conduisent désormais non plus au développement
social mais à l'autodestruction, et doivent donc être
dépassées. (cf. La dimension destructrice du capitalisme).
La question de l'environnement trouve sa place ici, de ce fait.
Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité
le danger de destruction, irréversibles et graves à
l'extrême du cadre de la vie sur la planète est devenu
réel. On n'imagine pas qu'un projet sociétaire quelconque
qui ignorerait cette réalité soit viable. Il reste
que le capitalisme, quelqu'en soit la forme d'organisation, est
incapable de répondre au défi. Tout simplement parce
que le capitalisme est fondé sur une rationalité
du calcul à court terme (quelques années au maximum),
comme l'exprime son concept de "dépréciation
du futur", alors que la prise en compte sérieuse du
problème considéré ici implique la mise en
uvre d'une rationalité de très long terme
(quasi éternité
). L'émergence du problème
de l'environnement est l'une des preuves que le capitalisme en
tant que forme de civilisation doit être dépassé.
Ce que fort peu de "Verts" admettent, hélas !
· Beaucoup de phénomènes - dont la visibilité
en soi est indiscutable - doivent par contre faire l'objet d'une
lecture qui en révèlerait l'aspect probablement
plus conjoncturel que durable. On pourrait probablement ranger
dans cette rubrique "l'effacement de l'Etat" et la "financiarisation
du capitalisme".
La littérature dominante prétend que la grande
firme aurait acquis une autonomie vis à vis de l'Etat telle
qu'elle serait devenue l'agent actif dominant exclusif d'une nouvelle
phase durable du capitalisme. Les idéologues du système
s'en réjouissent d'ailleurs et déploient à
cette occasion un discours "anti-Etats" tout azimut.
Les grandes firmes transnationales restent encore des firmes
nationales (notamment par la propriété et surtout
le contrôle de leur capital) dont l'activité déborde
les frontières du pays d'origine. Elles ont toujours besoin,
pour se déployer, du soutien positif actif de leur Etat.
Cependant, simultanément elles sont devenues suffisamment
puissantes pour développer leur propre stratégie
d'expansion hors (et parfois contre) les logiques des politiques
d'Etat. Elles souhaitent donc subordonner celles-ci à leurs
stratégies propres. Le discours néo-libéral
anti Etat masque cet objectif pour légitimer la logique
exclusive de la défense des intérêts particuliers
que représentent ces firmes. La "liberté"
revendiquée n'est pas celle de tous, elle est la liberté
pour les firmes de faire prévaloir leurs intérêts
au détriment des autres. Dans ce sens le discours néo-libéral
est parfaitement idéologique et trompeur. Le statut du
rapport capital oligopolistique privé/Etat est ambigu et
rien ne dit que celui qui a le vent en poupe actuellement, dans
lequel l'Etat apparaît comme totalement soumis aux intérêts
privés, soit définitif et ne sera pas modulé
d'une manière différente. Le passager est ici transformé
en durable, irréversible. Par ailleurs parler déjà
d'un capital transnational (et donc d'une bourgeoisie transnationale)
qui se serait substituée comme forme dominante aux capitaux
nationaux à vocation transnationale paraît prématuré,
pour le moins qu'on puisse dire. La solidarité de la triade
trouve ses raisons ailleurs.
La financiarisation est largement un phénomène
purement conjoncturel. Elle est le produit de la crise. L'excédant
de capitaux qui - dans les structures en vigueur - ne peut pas
trouver de débouché dans l'expansion des systèmes
productifs, constitue une menace grave pour la classe dominante
- celle d'une dévalorisation massive du capital. La gestion
de la crise impose donc que soient offerts des débouchés
financiers qui permettent d'éviter le pire. Mais à
son tour la fuite en avant dans la financiarisation ne permet
pas de "sortir" de la crise, au contraire elle enferme
dans une spirale stagnationiste parce qu'elle aggrave l'inégalité
dans la répartition et contraint les firmes à jouer
le jeu financier. La grande crise qui revêtira une forme
imprévisible (effondrement des bourses?) est encore devant.
Les réponses politiques au chaos qu'elle entraînera
- néo-populismes réactionnaires, radicalisation
des gauches - sont tout autant imprévisibles. Pourtant
c'est d'elles que dépendront les structures du système
de l'avenir. Les mouvements sociaux doivent s'y préparer.
Simultanément la financiarisation a créé
l'occasion d'une vague puissante de concentration du capital.
En vingt ans le volume des actifs concernés par les fusions
a été multiplié par sept. Ce stade nouveau
de la concentration demeurera probablement largement irréversible.
Il pose plus que jamais la question de la légitimité
d'une telle concentration du pouvoir privé (et de ses pratiques
opaques, donc anti démocratiques), remplissant des fonctions
qui devraient relever du pouvoir public, seule garantie d'une
transparence possible.
La gestion économique de la crise vise systématiquement
à "déréguler", affaiblir les "rigidités"
syndicales, les démanteler si possible, libéraliser
les prix et les salaires, réduire les dépenses publiques
(notamment les subventions et les services sociaux), privatiser,
libéraliser les rapports avec l'extérieur etc.
"Déréguler" est d'ailleurs un terme trompeur.
Car il n'y a pas de marchés dérégulés,
sauf dans l'économie imaginaire des économistes
"purs". Tous les marchés sont régulés,
et ne fonctionnent qu'à cette condition. La seule question
est de savoir par qui et comment ils sont régulés.
Derrière l'expression de dérégulation se
cache une réalité inavouable: la régulation
unilatérale des marchés par le capital dominant.
Bien entendu le fait que la libéralisation en question
enferme l'économie dans une spirale involutive de stagnation
et s'avère ingérable au plan mondial, multipliant
les conflits qu'elle ne peut pas régler, est gommée
au bénéfice de la répétition incantatoire
que le libéralisme préparerait un développement
(à venir) dit "sain".
La mondialisation capitaliste exige que la gestion de la crise
opère à ce niveau. Cette gestion doit faire face
à l'excédant gigantesque de capitaux flottants qui
génère la soumission de la machine économique
au critère exclusif du profit financier. La libéralisation
des transferts internationaux de capitaux, l'adoption de changes
flottants, les taux d'intérêts élevés,
le déficit de la balance des paiements américaine,
la dette extérieure du tiers monde, les privatisations
constituent ensemble une politique parfaitement rationnelle qui
offre à ces capitaux flottants le débouché
d'une fuite en avant dans le placement financier spéculatif,
écartant par là même le danger majeur, celui
d'une dévalorisation massive de l'excédant de capitaux.
L'ampleur des dégâts occasionnés par ces
flux instables a été brutalement mis en évidence
par la crise asiatique de 1997. La région, caractérisée
par une épargne forte, n'avait pas besoin de capitaux étrangers
flottants. Ceux-ci savaient parfaitement qu'ils finançaient
une inflation artificielle de l'immobilier et des valeurs mobilières
dont ils ont tiré d'immenses profits immédiats,
abandonnant derrière eux des économies et des sociétés
dévastées. Différentes propositions ont été
faites à cet égard concernant la taxation des flux
spéculatifs (taxe Tobin) et les mesures à prendre
pour neutraliser les "paradis fiscaux".
La financiarisation n'est pas un caractère durable du
nouveau capitalisme, comme le prétendent ceux qui l'analysent
comme la spécificité du "capitalisme anglo-saxon"
par opposition à celle des capitalismes "rhénan
et japonais". La sphère financière ne peut
se développer indéfiniment d'une manière
autonome par rapport à celle de l'économie réelle.
Le discours dominant sur la financiarisation place l'accent sur
un tout autre ordre de problèmes, en relation avec le vieillissement
de la population de la triade et l'explosion des fonds de pension.
Dans certaines de ces analyses on présente le "bloc
des créanciers" comme une force sociale déjà
constituée, consciente de ses intérêts. Il
s'agirait de l'ensemble des retraités, et derrière
eux des salariés "stables", solidaires des gestionnaires
des fonds de pension, soucieux avant tout d'écarter le
spectre de l'inflation, bénéficiaires des taux d'intérêts
élevés et de la capitalisation financière
de leurs fonds. Ce bloc s'opposerait à celui des "exclus",
chômeurs et travailleurs précaires. La coupure sociale
ne serait plus celle qui oppose le capital au travail dans son
ensemble mais le bloc créancier (associant capital et travail)
aux exclus. La question posée mérite discussion.
Car la capitalisation privée des fonds (qui est la forme
américaine) s'oppose à la tradition de certains
pays européens, et de la gauche en général,
qui lui préfère le système de la répartition.
Certes les pouvoirs en place en Europe ont opté pour substituer
le modèle américain au système de la répartition.
N'est pas là précisément une stratégie
mise en uvre dans le but de créer ce bloc des créanciers
qui n'existe pas (encore), n'est pas un produit "inéluctable"
de l'évolution, mais dont on voit l'avantage qu'il présente
pour les forces dominantes du capital puisqu'il casse un front
possible du travail ?
(iii) La mondialisation qu'on nous présente dans ces conditions
comme un bond qualitatif déjà accompli doit demeurer
l'objet de questionnement.
Il y a bien une tendance visible à ce qu'une économie
mondialisée se substitue à l'économie internationale
des phases antérieures du capitalisme. Cependant le démantèlement
des systèmes productifs centraux nationaux n'est toujours
que relatif et partiel, et de surcroît on ne voit pas émerger
une logique d'un système productif mondial s'y substituant.
L'absence d'une autorité politique capable de gérer
le système mondialisé (en construction chaotique)
et bénéficiant d'une légitimité équivalente
à celle des Etats nationaux constitue une contradiction
majeure de notre époque, qui n'est pas prête à
trouver sa solution. Elle entretient seulement une soumission
- provisoire - à l'hégémonie des Etats Unis.
La mondialisation réelle reste la caractéristique
d'un archipel noyé dans un océan qui ne l'est pas.
La densité de la répartition des îles de cet
archipel est variable: plus forte dans les zones centrales où
sont concentrées les transnationales, moyenne dans les
périphéries avancées dans l'industrialisation
moderne, très faible dans les périphéries
du "quart monde".
Que les pouvoirs d'Etat soient doublement rongés par la
mondialisation, par en haut et par en bas par l'émergence
de pouvoirs locaux capables d'agir comme des agents autonomes
dans la mondialisation est un fait incontestable. Il reste que
l'archipel de ces sous systèmes mondialisés n'obéit
à aucune logique collective qui lui donnerait une cohérence
quelconque.
Par ailleurs le legs de la phase antérieure, celle de
l'après guerre (1945-1990) a été précisément
de faire éclater l'ancien monde "non industrialisé"
(les périphéries classiques de 1880 à 1950)
en trois strates distinctes:
· Première strate : les pays ex socialistes, la
Chine, la Corée, Taiwan, l'Inde, le Brésil, le Mexique
qui sont parvenus à construire des systèmes productifs
nationaux (donc potentiellement "compétitifs").
· Deuxième strate : les pays entrés dans
l'industrialisation mais non parvenus à créer des
systèmes productifs nationaux : pays arabes, Afrique du
Sud, Iran, Turquie, pays d'Amérique latine. Il y a là
parfois des établissements industriels "compétitifs"
(notamment par leur main d'uvre à bon marché),
mais pas de systèmes compétitifs.
· Troisième strate : les pays non entrés
dans la révolution industrielle (en gros les ACP). Ils
ne sont éventuellement "compétitifs" que
dans les domaines commandés par des avantages naturels
: mines, pétrole, produits agricoles tropicaux.
La mondialisation restera tout à fait incapable de faire
passer même les pays du premier groupe au statut de "nouveaux
centres" pleinement développés au sens capitaliste
du terme, a fortiori les autres. Car même là où
les progrès de l'industrialisation ont été
les plus marqués, les périphéries contiennent
toujours de gigantesques "réserves", entendant
par là que des proportions toujours très importantes
de leur force de travail sont employées (quand elles le
sont) dans des activités à faible productivité.
La raison en est que les politiques de modernisation - c'est à
dire les tentatives de "rattrapage" - imposent des choix
technologiques eux mêmes modernes (pour être efficaces,
voire compétitifs), lesquels sont extrêmement coûteux
en termes d'utilisation des ressources rares (capitaux et main
d'uvre qualifiée). Cette distorsion systématique
est encore aggravée chaque fois que la modernisation en
question est assortie d'une inégalité grandissante
dans la répartition du revenu.
Dans ces conditions il sera impossible que l'expansion des activités
productives modernisées puisse absorber les gigantesques
réserves logées dans les activités à
faible productivité. Les périphéries dynamiques
resteront donc des périphéries, c'est à dire
des sociétés traversées par toutes les contradictions
majeures produites par la juxtaposition d'enclaves modernisées
(fussent-elles importantes) entourées d'un océan
peu modernisé, ces contradictions favorisant leur maintien
en position subalterne, soumise aux cinq monopoles des centres.
(cf. Polarisation
). La thèse que seul le socialisme
peut répondre aux problèmes de ces sociétés
reste vraie, si l'on entend par socialisme non une formule achevée
et prétendue définitive, mais un mouvement articulant
la solidarité de tous, mis en uvre par des stratégies
populaires assurant le transfert graduel et organisé de
l'océan des réserves vers les enclaves modernes
par des moyens civilisés ; cela exige la déconnexion,
c'est à dire la soumission des rapports extérieurs
à la logique de cette étape nationale et populaire
de la longue transition.
Quid des régions marginalisées ? S'agit-il d'un
phénomène sans antécédent historique?
Ou au contraire de l'expression d'une tendance permanente de l'expansion
capitaliste, un moment contrariée, dans l'après
seconde guerre, par un rapport de force moins défavorable
aux périphéries dans leur ensemble? Cette situation
exceptionnelle avait fondé la "solidarité"
du tiers monde (dans ses luttes anti-coloniales, ses revendications
concernant les produits primaires, sa volonté politique
d'imposer sa modernisation - industrialisation que les puissances
occidentales tentaient de contrarier), en dépit de la variété
des pays qui le composaient. C'est précisément parce
que les succès remportés sur ces fronts ont été
inégaux que la cohérence du tiers monde et sa solidarité
ont été érodées.
Le "miracle asiatique" avait fait couler beaucoup d'encre.
L'Asie, ou l'Asie-Pacifique, centre de l'avenir en construction,
ravissant à l'Europe-Amérique du Nord sa domination
sur la Planète, la Chine superpuissance du futur, que n'a-t-on
écrit sur ces thèmes ! Dans une gamme plus sobre
on a tiré parfois du phénomène asiatique
quelques conclusions qui même si elles paraissent hâtives
méritent davantage d'être l'objet de discussions
sérieuses. On y a vu la remise en cause de la théorie
de la polarisation inhérente à l'expansion capitaliste
mondiale comme des stratégies de déconnexion préconisées
en réponse au défi de la polarisation. La preuve
serait apportée que le "rattrapage" est possible,
et qu'il est mieux servi par une insertion active dans la mondialisation
(à la limite, dans la version vulgaire de cette proposition
par une stratégie "export-oriented") que par
une déconnexion illusoire (responsable dit-on de la catastrophe
soviétique). Les facteurs internes - entre autre le facteur
"culturel" - seraient donc à l'origine du succès
des uns, parvenant à s'imposer comme agents actifs dans
le façonnement du monde, et de l'échec des autres,
marginalisés et "déconnectés malgré
eux". Les pays de l'Asie de l'Est ont enregistrés
des succès dans la mesure où précisément
ils ont effectivement soumis leurs rapports extérieurs
aux exigences de leur développement interne, c'est à
dire ont refusé de "s'ajuster" aux tendances
dominantes à l'échelle mondiale. C'est la définition
même de la déconnexion, confondue - par des lecteurs
trop rapides - avec l'autarcie
La crise ultérieure
de l'Asie du Sud Est a imposé de mettre une sourdine à
ce genre de discours. Il reste que pour la Chine et la Corée
la question de leur mode d'insertion dans l'économie mondialisée
reste ouverte.
D'une manière générale la nouvelle économie
mondialisée est caractérisée par son fonctionnement
"à plusieurs vitesses". Encore une fois s'agit-il
là d'un phénomène réellement nouveau
? Ou bien au contraire le fonctionnement à plusieurs vitesses
constitue la norme dans l'histoire du capitalisme ? Ce phénomène
aurait seulement été exceptionnellement atténué
durant la phase de l'après guerre (1945-1980) parce que
les rapports sociaux avaient alors imposé des interventions
systématiques de l'Etat (du Welfare State, de l'Etat soviétique,
de l'Etat national dans le tiers monde de Bandung) qui facilitaient
la croissance et la modernisation des forces productives en organisant
les transferts régionaux et sectoriels qui la conditionnent.
(iv) Par beaucoup de ses aspects d'ailleurs la crise du monde
contemporain revêt les dimensions d'une grande crise de
civilisation, témoignant que le capitalisme est un système
sénile, caduc, incapable par sa logique propre de répondre
aux défis auxquels l'humanité est désormais
confrontée. Son dépassement s'impose. Les mouvements
sociaux doivent y réfléchir.
Le libéralisme mondialisé et la financiarisation
qu'il implique opèrent comme des moyens de doper le capitalisme
vieillissant; c'est le viagra de ce corps sénile.
Mondialisation et imperialisme
Le capitalisme a toujours été, dès son origine,
un système à vocation mondiale. La date qu'on peut
proposer pour sa naissance - 1492 - est celle du début
de la conquête des Amériques. Ce n'est pas un hasard.
Cependant, dans son expansion mondiale, le capitalisme n'a jamais
homogénéisé la planète; il a au contraire
accusé les inégalités de développement
entre ses centres dominants actifs et les périphéries
dominées que les premiers ont façonnées,
produit une polarisation de la richesse et de la puissance sans
commune mesure avec ce qu'on connaît des millénaires
de l'histoire des civilisations antérieures. Polarisation
et impérialisme sont l'endroit et l'envers de la même
médaille: l'expansion mondiale du capitalisme réellement
existant.
L'impérialisme n'est pas un stade - fut-il suprême
- du capitalisme. Il est, dès l'origine, immanent à
son expansion. La conquête impérialiste de la planète
par les Européens et leurs enfants nord américains
s'est déployée en deux temps et en amorce peut être
un troisième.
· Le premier moment de ce déploiement dévastateur
de l'impérialisme s'est organisé autour de la conquête
des Amériques, dans le cadre du système mercantiliste
de l'Europe atlantique de l'époque. Il s'est soldé
par la destruction des civilisations indiennes et leur ibérisation-christianisation,
ou tout simplement par le génocide. Tandis que les espagnols
et les portugais catholiques agissaient au nom de la religion
qu'il fallait imposer aux peuples conquis, les Anglo-protestants
reprenaient de leur lecture de la Bible le droit d'exterminer
les "infidèles". L'infâme esclavage des
Noirs, rendu nécessaire par l'extermination de la population
indigène réduite de cent millions en 1500 à
cinq millions en 1800 - a pris allègrement le relais pour
la "mise en valeur" des parties utiles du continent.
Personne aujourd'hui ne doute des motivations réelles de
toutes ces horreurs, et ignore leur relation étroite avec
l'expansion du capital mercantiliste. Il n'empêche que les
Européens de l'époque ont accepté les discours
idéologiques qui les ont légitimés et les
protestations - celle de Las Casas par exemple, n'ont pas trouvé
beaucoup d'échos, à l'époque.
Les dévastations de ce premier chapitre de l'expansion
capitaliste mondiale ont produit - avec retard - les forces de
libération qui en ont remis en question les logiques qui
les commandaient. La première révolution du continent
a été à la fin du XVIIIe siècle celle
des esclaves de Saint Domingue (Haïti aujourd'hui), suivie
plus un siècle plus tard par la révolution mexicaine
des années 1910 de ce siècle, et cinquante après
par celle de Cuba. Ni la "révolution américaine",
ni celle des colonies espagnoles qui l'a rapidement suivi, n'ont
produit autre chose qu'un transfert du pouvoir de décision
des métropoles aux colons pour faire la même chose,
poursuivre le même projet avec encore plus de brutalité
- sans avoir à en partager les profits avec les "mères
patries" d'origine.
· Le second moment de la dévastation impérialiste
s'est construit sur la base de la révolution industrielle
et s'est manifesté par la soumission coloniale de l'Asie
et de l'Afrique. "Ouvrir les marchés" - comme
celui de la consommation d'opium imposée aux Chinois par
les puritains d'Angleterre - , s'emparer des ressources naturelles
du globe, en constituaient les motivations réelles, comme
chacun le sait aujourd'hui. Mais encore une fois l'opinion européenne
n'a pas vu ces réalités et accepté - mouvement
ouvrier de la seconde internationale inclus - le nouveau discours
légitimateur du capital. Il s'agissait cette fois de la
fameuse "mission civilisatrice". Les voies lucides qu'on
entend à l'époque sont plutôt celles de bourgeois
cyniques, comme celle de Cecil Rhodes préconisant la conquête
coloniale pour éviter la révolution sociale en Angleterre.
Encore une fois celle des protestataires - de la Commune de Paris
aux bolchéviks - n'a pas eu beaucoup d'écho. Cette
phase seconde de la dévastation impérialiste est
à l'origine du plus grand problème auquel l'humanité
ait jamais été confronté: la polarisation
gigantesque qui fait passer les rapports d'inégalité
entre les peuples de un à deux au maximum vers 1800 pour
ce qui concerne 80 % de la population de la planète à
1 à 60 aujourd'hui, les centres bénéficiaires
du système ne regroupant plus que 20 % de l'humanité.
Ces réalisations prodigieuses de la civilisation capitaliste
ont été simultanément le motif des plus violentes
confrontations entre les puissances impérialistes qu'on
ait jamais connu. L'agression impérialiste a produit à
nouveau les forces qui en ont combattu le projet: les révolutions
socialistes (de la Russie, de la Chine, c'est dire - et pas par
hasard - toujours situées dans les périphéries
victimes de l'expansion impérialiste et polarisante du
capitalisme réellement existant) et les révolutions
de libération nationale. Leur victoire a imposé
un demi siècle de répit - l'après deuxième
guerre mondiale - qui a pu nourrir l'illusion qu'enfin le capitalisme
- contraint de s'y ajuster - parvenir à se civiliser.
Cette victoire des mouvements de libération arrachant
au lendemain de la seconde guerre mondiale l'indépendance
politique des nations asiatiques et africaines mettait un terme
au système du colonialisme.
Les classes dirigeantes des pays colonialistes n'ont pas manqué
de comprendre alors qu'il leur fallait renoncer à leur
vision traditionnelle qui associait l'essor de leur économie
capitaliste domestique au succès de leur expansion impériale.
Car cette vision n'était pas seulement celle des puissances
coloniales anciennes - en premier lieu l'Angleterre, la France
et la Hollande - elle était également celle des
nouveaux centres capitalistes constitués au XIXe siècle
- l'Allemagne, les Etats Unis, le Japon.
Les classes dirigeantes des Etats de l'Europe occidentale et
centrale capitaliste de l'après guerre vont donc s'engager
dans une nouvelle perspective, celle de la construction européenne.
Une construction qui, par sa logique même pourrait mettre
simultanément un terme aux conflits intra-européens
et au "vieux colonialisme". Non que la renonciation
à l'avantage colonial fut acceptée d'emblée.
Elle ne le fut qu'après que les guerres coloniales conduites
dans l'après guerre eussent tourné à l'avantage
des peuples révoltés. Et ce n'est donc pas tout
à fait un hasard si la date du traité de Rome instituant
la Communauté Européenne à six (1957) coïncide
avec la loi cadre qui préparait l'indépendance des
dernières colonies françaises, celles d'Afrique.
Quelques années plus tard De Gaulle substituait clairement
le "choix européen" de la France à la
vieille tradition de son option coloniale.
La construction d'un grand espace européen, développé,
riche, disposant d'un potentiel technologique et scientifique
de premier ordre comme de fortes traditions militaires, paraissait
constituer une alternative solide sur la base de laquelle un nouvel
essor de l'accumulation capitaliste pourrait être envisagé,
sans "colonies", c'est à dire sur la base d'une
mondialisation de type nouveau. La question reste de savoir en
quoi ce système mondial nouveau pourrait différer
de l'ancien, s'il sera toujours polarisant, comme l'ancien, fût-ce
sur des bases nouvelles, ou s'il cessera de l'être.
Sans doute cette construction qui non seulement est loin d'être
achevée mais passe par un moment de crise qui pourrait
en remettre en question la portée, restera-t-elle difficile,
tant pèsent les réalités historiques nationales
pour lesquelles les formules permettant leur réconciliation
avec la formation d'une unité politique européenne
n'ont pas encore été trouvées. De surcroît
la vision concernant l'articulation de cet espace économique
et politique européen au nouveau système mondial,
également à construire, demeure jusqu'ici ambiguë,
voire brumeuse. S'agit-il d'un espace économique conçu
pour être le concurrent de l'autre grand espace, celui créé
dans la seconde Europe par les Etats Unis ? Et comment cette concurrence
réagira-t-elle sur les relations de l'Europe et des Etats
Unis avec le reste du monde? Les concurrents s'affronteront-ils
comme les puissances impérialistes de l'époque antérieure
? Ou bien agiront-ils de concert ? Dans ce cas les Européens
choisiront-ils de revivre l'impérialisme rénové
par procuration, inscrivant leur options politiques dans le sillage
de celles de Washington ? A quelles conditions la construction
européenne en question pourrait s'inscrire dans celle d'une
mondialisation qui mette un terme définitif à l'impérialisme?
(cf. Le projet européen).
· Nous sommes aujourd'hui confronté à l'amorce
du déploiement d'une troisième vague de dévastation
du monde par l'expansion impérialiste, encouragée
par l'effondrement du système soviétique et des
régimes du nationalisme populiste du tiers monde. Les objectifs
du capital dominant sont toujours les mêmes - le contrôle
de l'expansion des marchés, le pillage des ressources naturelles
de la planète, la surexploitation des réserves de
main d'uvre de la périphérie - bien qu'ils
opèrent dans des conditions nouvelles et par certains aspects
fort différentes de celles qui caractérisaient la
phase précédente de l'impérialisme. Le discours
idéologique destiné à rallier les opinions
des peuples de la triade centrale a été rénové
et se fonde désormais sur un "devoir d'intervention"
que légitimerait la défense de la "démocratie",
des "droits des peuples", "l'humanitaire".
Mais si l'instrumentalisation cynique de ce discours paraît
évidente aux Asiatiques et aux Africains, tant les exemples
de "deux poids - deux mesures" sont flagrants, l'opinion
occidentale s'y est rallié avec autant d'enthousiasme qu'elle
s'y était aux discours des phases antérieures de
l'impérialisme. (cf. Le droit d'ingérence)
D'autre part les Etats Unis déploient, dans cette perspective,
une stratégie systématique qui vise à assurer
leur hégémonisme absolue en solidarisant derrière
eux l'ensemble des partenaires de la triade par la mise en avant
de leur puissance militaire. La guerre du Kosovo a rempli de ce
point de vue des fonctions décisives, comme en témoigne
la capitulation intégrale des Etats européens ralliés
aux vues américaines concernant le "nouveau concept
stratégique" adopté par l'OTAN immédiatement
après la "victoire" en Yougoslavie les 23-25
Avril 1999. Dans ce "concept nouveau" (qualifié
plus brutalement outre Atlantique de "doctrine Clinton")
les missions de l'OTAN sont étendues pratiquement à
toute l'Asie et l'Afrique (les Etats Unis se réservant
seuls le droit d'intervention en Amérique depuis la doctrine
Monroe), avouant par là même que l'OTAN n'est pas
une alliance défensive mais l'instrument offensif des Etats
Unis. Simultanément ces missions sont redéfinies
dans des termes vagues à souhait qui intègrent de
nouvelles "menaces" (la criminalité internationale,
le "terrorisme", l'armement "dangereux" de
pays hors OTAN etc. ) ce qui doit permettre évidemment
de justifier à peu près n'importe quelle agression
utile aux Etats Unis, qui se sont d'ailleurs pas privé
de parler à ce sujet des "Etats crapules" qu'il
faudrait frapper "préventivement", sans préciser
davantage ce qu'il entend par la crapulerie en question. L'OTAN
est de surcroît libérée de l'obligation de
n'agir que sur mandat de l'ONU, traité avec un mépris
égal à celui par lequel les puissances fascistes
ont traité la SDN (l'analogie des termes utilisés
est frappante). (cf. L'hégémonisme des Etats Unis)
L'idéologie américaine a le soin d'emballer la
marchandise de son projet impérialiste dans le langage
ineffable de la "mission historique des Etats Unis".
Tradition transmise depuis l'origine par les "pères
fondateurs" sûrs de leur inspiration divine. Les libéraux
américains - au sens politique de ce terme, qui se voient
comme la "gauche" de leur société - partagent
cette idéologie. Aussi présentent-ils l'hégémonie
américaine comme nécessairement "bénigne",
source de progrès de conscience et de pratique démocratique
dont bénéficieront forcément ceux qui ne
sont pas les victimes de ce projet mais, à leurs yeux,
les bénéficiaires. Hégémonie américaine,
paix universelle, démocratie et progrès matériel
sont associés comme des termes indissociables. La réalité
évidemment est située ailleurs.
L'incroyable ralliement au projet des opinions publiques européennes
(celle des Etats Unis est suffisamment niaise pour ne poser aucun
problème ), et en particulier de celles de leurs gauches
majoritaires, constitue une catastrophe dont les conséquences
ne pourront être que tragiques. Le matraquage des médias
- focalisé sur les régions d'intervention décidées
par Washington - explique sans doute en partie ce ralliement.
Mais, au delà, les Occidentaux sont persuadés que
parce que les Etats Unis et les pays de l'Union Européenne
sont "démocratiques", leurs gouvernements sont
incapables de "vouloir le mal", réservé
aux "dictateurs" sanglants de l'Orient. Cette conviction
les aveuglent au point de leur faire oublier le poids décisif
des intérêts du capital dominant. Ainsi une fois
de plus les opinions dans les pays impérialistes se donnent-elles
bonne conscience.
Samir Amin
Forum du Tiers monde (Senegal)
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