LAS CONFERENCIAS TEMÁTICAS: Nouvelle phase du capitalisme?(ou cure de rajeunissement du capitalisme sénile)
 

 

1. Le capitalisme est un système dont les transformations sont permanentes et relativement rapides, comparativement aux systèmes antérieurs qui offrent l'image d'une grande stabilité. Identifier donc à chaque moment ce qui est nouveau dans le système est indispensable pour l'analyse et l'action efficace. Ces transformations d'une ampleur parfois véritablement qualitative demeurent néanmoins enfermées dans le cadre des logiques fondamentales propres au capitalisme. Il ne faut pas davantage l'oublier.

Le discours idéologique dominant du capitalisme imaginaire situe l'invention technologique à l'origine de la possibilité du progrès et attribue à la compétition des capitaux sur les marchés la vertu d'en concrétiser la réalité. A son tour ce progrès matériel génère des avancées générales par les retombées dont bénéficient toutes les catégories sociales, enracine de ce fait la démocratie et garantit la paix; tandis que l'expansion mondiale du système offre à tous les peuples la chance de bénéficier de ce triomphe définitif de la Raison (la "fin de l'histoire"). Le discours dominant conclut qu'il n'y a pas d'alternative (raisonnable): il faut et il suffit d'accepter la soumission de tous les aspects de la vie sociale aux exigences propres à la logique unilatérale du capital.
L'histoire du capitalisme réellement existant dément l'image d'Epinal de ce discours idéologique sans fondements scientifiques. Cette histoire est celle d'un conflit permanent entre la logique de l'accumulation capitaliste et celles commandées par d'autres intérêts (sociaux et nationaux). Elle révèle également que les dimensions destructrices de la logique unilatérale du capitalisme grandissent au même rythme que les dimensions créatrices dont elles sont inséparables (cf. Les dimensions destructrices de l'accumulation du capital). Les sociétés réelles sont donc confrontées à chaque moment par des alternatives différentes entre lesquelles elles font leur choix; comme elles sont confrontées à l'exigence de concevoir à plus long terme un autre système capable de les libérer de la destruction immanente à l'expansion indéfinie du capitalisme. Le nouveau qui apparaît à un moment donné de cette évolution doit être replacé dans ce cadre analytique critique.

2. Le monde moderne s'est organisé autour d'un ordre nouveau - celui défini par le capitalisme - à partir de 1500. Pendant les trois siècles du mercantilisme (1500-1800) l'Europe atlantique, ayant pris l'initiative, organise son système propre et simultanément désorganise le système ancien en substituant la navigation transocéanique qu'elle contrôle aux routes terrestres (dites de la soie) de l'époque antérieure. Elle construit ainsi les fondements de ce qui deviendra au XIXe siècle l'ordre économique capitaliste. Ce système a généré un phénomène d'une ampleur gigantesque, sans précédent dans l'histoire - la polarisation à l'échelle mondiale. (cf. Polarisation …).

Le XXe siècle a été très largement celui de la révolte contre cet ordre économique, dans ses deux dimensions, c'est à dire en sa qualité de fondé sur des rapports capitalistes (mis en cause par les révolutions socialistes) et en celle de fondé sur la polarisation en question (mis en cause par les mouvements de libération nationale d'Asie et d'Afrique). Au cours du siècle différents ordres capitalistes se sont succédés.
De la fin du XIXe siècle - à partir de 1880 environ - le moment où se constitue le capitalisme des monopoles - à 1945 l'ordre économique capitaliste peut être qualifiée de "libéralisme nationaliste de monopoles". Par libéralisme on entend la double affirmation du rôle prépondérant des marchés (de marchés oligopolistiques bien entendu) considérés comme autorégulateurs de l'économie dans le cadre des politiques d'Etat appropriées mises en œuvre à l'époque d'une part, de la pratique de la démocratie politique bourgeoise d'autre part. Le nationalisme module ce modèle libéral et donne leur légitimité aux politiques d'Etat qui sous-tendent la compétition dans le système mondial. A leur tour celles-ci s'articulent sur des blocs hégémoniques locaux qui renforcent le pouvoir du capital dominant des monopoles par différentes alliances avec des classes et couches moyennes et/ou aristocratiques, et isolent la classe ouvrière industrielle. La crise de l'ordre libéral nationaliste s'ouvre avec la première guerre mondiale (1914-1918) qui démontre que cet ordre était loin d'avoir créé les conditions d'une "mondialisation pacifique". Au lendemain de la guerre les pouvoirs dominants du capital tentent néanmoins contre vents et marées d'imposer leurs recettes libérales. Cela produira la dérive fasciste qui abandonne le volet politique démocratique du système, mais ne renonce ni au nationalisme (qu'il exacerbe au contraire) ni aux compromis sociaux internes qui renforcent le pouvoir des monopoles. L'ordre fasciste fait donc partie de l'ordre unique dominant de toute cette phase de l'histoire du capitalisme, même si elle en est une expression malade.

Un nouvel ordre capitaliste va se substituer à celui du libéralisme nationaliste à partir de 1945, pour dominer la scène mondiale jusqu'en 1980. La guerre mondiale a en effet, à travers la défaite du fascisme, modifié le rapport des forces en faveur des classes ouvrières en Occident développé (ces classes acquièrent une légitimité et une position qu'elles n'avaient jamais eues jusque là), des peuples des colonies qui se libèrent, des pays du socialisme réellement existant (du soviétisme). Ce rapport nouveau est derrière la triple construction de l'Etat de bien être (le Welfare State), de l'Etat du développement dans le tiers monde, du socialisme d'Etat planifié. L'ordre économique de l'époque (1945-1980) est "social et national", et opère dans le cadre d'une mondialisation contrôlée.

Les deux qualificatifs de social (et non socialiste) et de national traduisent l'essentiel des objectifs des politiques mises en œuvre pendant la période, et donc des moyens mobilisés à cet effet. La solidarité - qui s'est traduite par une remarquable stabilité dans la répartition du revenu, par le plein emploi et par l'augmentation continue des dépenses sociales - était conçue comme devant être réalisée d'abord au plan national par des politiques de l'intervention systématique de l'Etat. Le nationalisme du modèle n'était pas outrancier . Car il s'inscrivait dans une atmosphère générale de régionalisation (comme la construction européenne) et d'ouverture mondiale (Plan Marshall, expansion des multinationales, négociations collectives Nord-Sud organisées au sein du système des Nations Unies, (à la CNUCED, au GATT etc.) acceptée, voulue même, mais contrôlée.

L'analogie entre les objectifs fondamentaux de ces pratiques du Welfare State d'une part et ceux de la modernisation et de l'industrialisation des pays du Tiers Monde devenus indépendants (projet de Bandung pour l'Asie et l'Afrique, en parallèle au "desarrollismo" de l'Amérique latine) permet de qualifier cet ordre de dominant à l'échelle de tout le système mondial hors de la zone du soviétisme. Pour les pays du tiers monde, il s'agit également de "rattraper" le retard par une insertion efficace et contrôlée dans un système mondial en expansion.
L'ordre économique et politique alternatif mis en place à partir de 1917, celui du socialisme réellement existant (le soviétisme) s'était proposé les deux objectifs de "rattraper le retard" et de "faire autre chose", par le moyen de la planification d'Etat centralisée, déconnectée du système mondial. Sa dérive qui s'est exprimée par son rejet d'une gestion démocratique de la construction du socialisme a conduit à son effondrement (dans le cas de l'Europe de l'Est et de l'ex URSS) ou son glissement au capitalisme (dans celui de la Chine).

Avec ce double échec des ordres soviétique et du populisme national dans le tiers monde les conditions étaient réunies pour que le capital dominant tente de reconstruire un nouvel ordre dit néo-libéral mondialisé. Mais si des choix sociaux et économiques durs dominent largement la rhétorique néo-libérale mondialisée proposée comme ordre nouveau, dans la réalité ils sont mis en œuvre d'une manière qui est en contradiction parfois flagrante avec les dogmes dont ils procèdent. La mondialisation préconisée reste tronquée ; le discours sur les vertus de la concurrence cache mal les pratiques de défense systématique des monopoles, tandis que l'affirmation de la dépréciation du futur (renforcée par la financiarisation) réduit à néant la portée du discours environnementaliste. Enfin, en dépit de l'affirmation de principe antinationaliste, les Puissances (et singulièrement les Etats Unis) font sans cesse la démonstration de leur force dans tous les domaines, militaires et économiques.

Tous les modèles successifs de l'ordre du capitalisme ont toujours été fondés sur une vision impérialiste du monde, en consonance avec le déploiement du capitalisme qui a toujours été, par nature, inégal et polarisant à l'échelle mondiale. Dans la phase libérale nationaliste des monopoles (de 1880 à 1945) l'impérialisme, qu'on doit conjuguer ici au pluriel, est synonyme de conflit des puissances impérialistes. Par contre la phase sociale et nationale de l'après guerre (1945-1980) est caractérisée d'une part par la convergence des stratégies des impérialismes nationaux rangés derrière l'hégémonie des Etats Unis et d'autre part par un recul de l'impérialisme, contraint d'évacuer les régions du "socialisme réel" (URSS, Europe orientale, Chine) et de négocier avec le mouvement de libération nationale le maintien de sa présence dans les périphéries d'Asie, d'Afrique et d'Amérique. Avec l'effondrement du socialisme réellement existant et des populismes radicaux du tiers monde, l'impérialisme est à nouveau à l'offensive. La "globalisation" (ou la mondialisation) qui s'exprime dans l'idéologie de notre époque avec tant d'arrogance n'est guère que la forme nouvelle de l'affirmation de ce caractère impérialiste immanent au système. Dans ce sens on peut dire que le terme de "globalisation" est synonyme d'impérialisme.(cf. Mondialisation et impérialisme).

3. Le XXe siècle se clôt dans une atmosphère qui rappelle d'une manière étonnante celle qui présidait à son ouverture - "la belle époque" (qui fut effectivement belle pour le capital). Les bourgeoisies de la triade déjà constituée (les puissances européennes, les Etats Unis, le Japon) entonnaient un hymne à la gloire de leur triomphe définitif. Les classes ouvrières des centres cessaient d'être les "classes dangereuses" qu'elles avaient été au XIXe siècle et les peuples du reste du monde étaient appelés à accepter la "mission civilisatrice" des Occidentaux.

Le triomphe des centres du capitalisme mondialisé se manifestait par une explosion démographique qui devait porter la proportion de la population d'origine européenne de 23 % de celle du globe en 1800 à 36 % en 1900. La concentration de la révolution industrielle dans la triade avait simultanément généré une polarisation de la richesse à une échelle que n'avait jamais connu l'humanité au cours de toute son histoire antérieure.

Cette première globalisation, loin d'entraîner une accélération de l'accumulation du capital, allait au contraire s'ouvrir sur une crise structurelle de 1873 à 1896 comme presque exactement un siècle plus tard. La crise s'accompagnait pourtant par une nouvelle révolution industrielle (l'électricité, le pétrole, l'automobile, l'avion) dont on attendait qu'elle parvienne jusqu'à transformer l'espèce humaine, comme on le dit aujourd'hui de l'électronique. Parallèlement se constituaient les premiers oligopoles industriels et financiers - les transnationales de l'époque. La globalisation financière paraissait s'installer définitivement sous la forme de l'étalon or-sterling et on parlait de l'internationalisation des transactions que les nouvelles bourses de valeur permettaient avec autant d'enthousiasme qu'on parle aujourd'hui de la globalisation financière. Jules Verne faisait faire le tour du monde en 80 jours à son héros (anglais bien entendu): le "village mondial" était déjà là, pour lui.

Le triomphe de la "belle époque" ne dura pas deux décennies. Quelques dinosaures (jeunes à l'époque: Lénine!) en prévoyaient l'effondrement sans qu'on les entende. Le libéralisme - c'est à dire la domination unilatérale du capital - ne devait pas réduire l'intensité des contradictions de toute nature que le système porte en lui, mais au contraire en aggraver l'acuité.

Les trois quarts du XXe siècle seront donc marqués par la gestion de projets de rattrapage et de transformations plus ou moins radicales des périphéries, rendus possibles par la dislocation de la globalisation libérale utopique de la "belle époque".

Mais il n'a pas fallu moins de trente ans (1914-1945), deux guerres mondiales, la grande crise des années 1930, deux grandes révolutions (russe et chinoise) et le soulèvement de toute l'Asie et l'Afrique pour que les rapports de force qui avaient permis la dictature unilatérale du capital de la "belle époque" soient modifiés en faveur des classes travailleuses et des peuples, à la suite de la double victoire de la démocratie sur le fascisme et des libérations nationales sur le vieux colonialisme. C'est dire que les rapports de force favorables au capital, qui caractérisent à nouveau notre moment ne seront pas modifiés "facilement". Les défis auxquels sont confrontés les mouvements sociaux qui refusent de se soumettre à ces rapports de force sont considérables. Il faut le savoir.

Des rapports de force sociaux et internationaux moins défavorables aux classes travailleuses et aux peuples ont donc façonné la seconde moitié du XXe siècle, contraignant le capital à s'ajuster lui, aux logiques, à travers lesquelles s'exprimaient les intérêts de ceux-ci.

La crise qui a suivi (à partir de 1968-1975) est celle de l'érosion puis de l'effondrement des systèmes sur lesquels reposait l'essor antérieur. La période, qui n'est pas close, n'est donc pas celle de la mise en place d'un nouvel ordre mondial, comme on se plaît à le dire trop souvent, mais celle d'un chaos qui est loin d'être surmonté. Les politiques mises en œuvre dans ces conditions ne répondent pas à une stratégie positive d'expansion du capital, mais cherchent seulement à en gérer la crise. Elles n'y parviendront pas, parce que le projet "spontané" produit par la domination immédiate du capital, en l'absence de cadres que lui imposeraient les forces de la société par des réactions cohérentes et efficaces, reste une utopie, celle de la gestion du monde par ce qu'on appelle "le marché", c'est à dire les intérêts immédiats, à court terme, des forces dominantes du capital.

L'histoire moderne est ainsi faite qu'aux phases de reproduction sur la base de systèmes d'accumulation stables succèdent des moments de chaos. Dans les premières de ces phases, comme le fut celle de l'essor de l'après guerre, le déroulement des événements donne l'impression d'une certaine monotonie, parce que les rapports sociaux et internationaux qui en constituent l'architecture sont stabilisés. Ces rapports sont donc reproduits par le fonctionnement de dynamiques dans le système. Dans ces phases se dessinent clairement des sujets historiques actifs, définis et précis (des classes sociales actives, des Etats, des partis politiques et des organisations sociales dominantes) dont les pratiques paraissent solides et donc les réactions prévisibles en presque toute circonstance, tout comme les idéologies qui les meuvent bénéficient d'une légitimité qui paraît incontestée. Dans ces moments si les conjonctures peuvent changer, les structures demeurent stables. La prévision est alors possible et même facile. Le danger apparaît lorsqu'on prolonge trop loin ces prévisions, comme si les structures en question étaient éternelles, marquaient "la fin de l'histoire". A l'analyse des contradictions qui minent ces structures on substitue alors ce que les post modernistes ont qualifié à juste titre de "grandes narrations", qui proposent une vision linéaire d'un mouvement mu par "la force des choses", les "lois de l'histoire". Les sujets de l'histoire disparaissent pour laisser la place aux logiques structurelles dites objectives.

Mais les contradictions en question, font leur travail de taupe et un jour ou l'autre ces structures dites stables s'effondrent. L'histoire entre alors dans une phase qu'on qualifiera peut être plus tard de "transition", mais la phase en question est vécue comme une transition vers l'inconnu. Car il s'agit d'une phase au cours de laquelle se cristallisent lentement de nouveaux sujets historiques, qui inaugurent en tâtonnant de nouvelles pratiques et en fournissent des légitimations par de nouveaux discours idéologiques souvent confus au départ. C'est seulement lorsque ces processus de changements qualitatifs auront suffisamment mûri qu'apparaîtront de nouveaux rapports sociaux définissant les systèmes "post transition".

4. La page de la période d'essor des projets de développement du XXe siècle est tournée. L'effondrement des trois modèles d'accumulation régulée de l'après guerre a ouvert, à partir de 1968-1971, une crise structurelle du système qui rappelle fort celle de la fin du XIXe siècle. Les taux d'investissement et de croissance tombent brutalement à la moitié de ce qu'ils avaient été, le chômage s'envole, la paupérisation et les inégalités de toutes sortes à tous les échelles, nationales et internationales, s'accentuent.

La crise s'exprime par le fait que les profits tirés de l'exploitation ne trouvent pas de débouchés suffisants dans des investissements rentables susceptibles de développer les capacités de production. La gestion de la crise consiste alors à trouver "d'autres débouchés" à cet excédent de capitaux flottants, de manière à éviter leur dévalorisation massive et brutale. La solution à la crise impliquerait par contre la modification des règles sociales commandant la répartition du revenu, la consommation, les décisions d'investissement, c'est à dire un autre projet social - cohérent - que celui fondé sur la règle exclusive de la rentabilité.

Si la gestion de la crise a été catastrophique pour les classes travailleuses et les peuples des périphéries elle ne l'a pas été pour tous. Cette gestion a été fort juteuse pour le capital dominant. L'inégalité dans la répartition sociale du revenu, dont l'accélération a été phénoménale presque partout dans le monde, si elle a créé beaucoup de pauvreté, de précarité et de marginalisation pour les uns, a fabriqué aussi beaucoup de nouveaux milliardaires, ceux qui, sans gêne aucune, proclament "vivre la mondialisation heureuse".

Cette crise structurelle, comme la précédente, est également le moment d'une troisième révolution technologique qui transforme profondément les modes d'organisation du travail et, de ce fait, fait perdre leur efficacité et par delà leur légitimité aux formes antérieures de lutte et d'organisation des travailleurs et des peuples. Le mouvement social émietté n'a pas encore trouvé les formules de cristallisations fortes à la hauteur des défis. Mais il a fait des percées remarquables dans des directions qui en enrichiront la portée: l'irruption des femmes dans la vie sociale, la prise de conscience des destructions de l'environnement portées à un niveau qui, pour la première fois dans l'histoire, menacent la planète entière. En quelques années les luttes sociales - fussent-elles encore au stade de la défense des acquis face à l'offensive du capital - se sont renforcées. Leur montée, que Seattle et Porto Alegre illustrent - inquiètent désormais les Puissants du moment.

C'est à la lumière de cette inquiétude qu'il faut examiner le plan ce contre-feu ouvert par le G7. Voici donc que, du jour au lendemain, le G7 change de langage. Le terme de régulation, jusqu'alors interdit, retrouve une place dans les résolutions de cette instance : il faut "réguler les flux financiers internationaux!". L'économiste en chef de la Banque mondiale. Stiglitz, propose d'ouvrir un débat en vue de définir un nouveau "post Washington consensus". Le spéculateur Georges Soros publie un ouvrage au titre éloquent : " La crise du capitalisme mondial - L'intégrisme des marché", qui équivaut à un plaidoyer pour "sauver le capitalisme du néo-libéralisme". Ne soyons pas dupes : il s'agit là d'une stratégie qui poursuit les mêmes objectifs, c'est à dire permettre au capital dominant des transnationales de rester maître du jeu. Mais ne sous-estimons pas le danger que ce contre-feu peut représenter. Beaucoup d'âmes bien intentionnées en sont et en seront les dupes. La Banque mondiale s'emploie déjà depuis plusieurs années à instrumentaliser les ONG pour les mettre au service de son discours de "lutte contre la pauvreté".

C'est aussi dans cette conjoncture chaotique que les Etats Unis ont repris l'offensive pour tout à la fois rétablir leur hégémonie globale et organiser en fonction de celle-ci le système mondial dans toutes ses dimensions économiques, politiques et militaires.

5. Ce que le moment actuel révèle de "nouveau" dans le déploiement capitaliste doit être au centre de l'attention des mouvements sociaux soucieux de faire avancer des alternatives aux réponses du capital préoccupé, lui, d'instrumentaliser à son bénéfice exclusif ce "nouveau".

Certes il n'est jamais facile de démêler, dans l'enchevêtrement de la réalité, le "nouveau" qui relève des tendances lourdes qui s'imposent dans la longue durée, du "nouveau passager" qui relève de la conjoncture de gestion de crise. Les deux ensembles de phénomènes sont bien réels l'un et l'autre. Il y a l'aspect "crise et gestion de la crise" et il y a l'aspect "transformations du système en cours".

· La réalité et l'importance de la révolution scientifique et technologique en cours et de ses implications à long terme sur l'organisation du travail, des rapports sociaux et de la culture des sociétés de demain constituent le noyau dur et incontestable du "nouveau véritable".

Cette révolution contemporaine (et l'informatisation en premier lieu) exerce certainement une action puissante imposant la restructuration des systèmes productifs (notamment en facilitant l'éparpillement géographique de segments commandés à distance). De ce fait les procès de travail sont en passe d'être largement bouleversés. Aux modèles du travail à la chaîne (taylorisme) se substituent des formes nouvelles qui affectent profondément la structure des classes sociales et leur perception des problèmes de la segmentation des marchés du travail. Il s'agit là d'un changement qui pèsera sur la longue durée. Or le sens de l'évolution conduit déjà à une sorte de "dépérissement de la loi de la valeur", ce qui signifie également que le capitalisme doit être dépassé. Mais il peut l'être de différentes manières. Par le socialisme - qui constitue la seule réponse humaniste possible au défi. Ou par la mise en place d'une sorte de régime d'apartheid généralisé dans lequel la distinction sociale ne serait plus fondée sur la participation à la création de valeur (quand bien même cette participation donnerait lieu à une exploitation) mais sur d'autres critères para-politiques - culturels.

En tout état de cause il est vrai que la révolution technologique - toute révolution technologique - transforme les structures de l'organisation du travail. Si la société demeure une société de classes, celles-ci ne sont en aucune manière abolies par la transformation en question mais elles changent de forme, au point que l'illusion de leur disparition - ou dilution dans d'autres réalités - peut prévaloir dans certaines conditions, comme celles du moment présent. En conséquence les formes d'organisation sociale et des mouvements par lesquels s'expriment les projets des uns et des autres et leurs conflits sont à leur tour profondément affectées par la révolution technologique. Ici encore le meilleur et le pire coexistent, la portée de toute révolution technologique demeurant ambiguë.

La littérature dominante concernant les transformations dans l'organisation du travail associées au déploiement de la révolution technologique en cours traite du nouveau modèle de sociabilité et de société qui serait fondé sur l'organisation "en réseaux" (se substituant à celle des chaînes de la hiérarchie) et l'interaction de "projets" (se substituant, au moins partiellement, à l'unité que représentait jusqu'ici l'entreprise) et prétend que la nouvelle société de réseaux ouvrirait la perspective d'affirmation de l'autonomie créatrice des individus etc. Cette société est mise en place sous nos yeux. Quelles conséquences sociales réelles sont associées à celle-ci ? L'augmentation rapide et extraordinaire de la part des revenus du capital et de la propriété au détriment de celle du travail, la précarisation, la paupérisation et l'exclusion d'une proportion grandissante de la population. Ces faits réduisent à néant les prétentions du discours dominant selon lequel l'individu serait devenu le sujet de l'histoire, classes et nations étant désormais des concepts caducs. L'individu reste un être social prisonnier des carcans de l'oppression et de l'exploitation sur lesquels notre société contemporaine reste fondée. L'utopie de la communication qui, par sa seule existence, résoudrait les problèmes de l'humanité en supprimant les conflits, relève de ce même type de discours.

Par ailleurs le développement des forces productives - qui sont simultanément des forces destructives - a atteint désormais un point qui en modifie qualitativement la portée et par là même nous interpelle dans des termes nouveaux. L'arsenal des armements nucléaires permettrait de mettre un terme à toute forme de vie sur la planète. Ce fait nouveau dans l'histoire exigerait qu'on renonce à leur emploi, qu'on les démantèle tous. L'OTAN a pris la position inverse en retournant au principe du règlement des conflits politiques par la guerre. Dans d'autres domaines comme la biogénétique les connaissances scientifiques acquises permettraient également des dévastations dont les effets ne sont pas connaissables. Une gestion sociale de leur usage s'impose. C'est le seul moyen d'intégrer dans le système les principes éthiques indispensables à la survie de l'humanité. Dans sa volonté proclamée de tout privatiser le système fait l'option exactement inverse. Le développement des forces productives démontre que les règles fondamentales du capitalisme sont ringardes, conduisent désormais non plus au développement social mais à l'autodestruction, et doivent donc être dépassées. (cf. La dimension destructrice du capitalisme).

La question de l'environnement trouve sa place ici, de ce fait. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité le danger de destruction, irréversibles et graves à l'extrême du cadre de la vie sur la planète est devenu réel. On n'imagine pas qu'un projet sociétaire quelconque qui ignorerait cette réalité soit viable. Il reste que le capitalisme, quelqu'en soit la forme d'organisation, est incapable de répondre au défi. Tout simplement parce que le capitalisme est fondé sur une rationalité du calcul à court terme (quelques années au maximum), comme l'exprime son concept de "dépréciation du futur", alors que la prise en compte sérieuse du problème considéré ici implique la mise en œuvre d'une rationalité de très long terme (quasi éternité …). L'émergence du problème de l'environnement est l'une des preuves que le capitalisme en tant que forme de civilisation doit être dépassé. Ce que fort peu de "Verts" admettent, hélas !

· Beaucoup de phénomènes - dont la visibilité en soi est indiscutable - doivent par contre faire l'objet d'une lecture qui en révèlerait l'aspect probablement plus conjoncturel que durable. On pourrait probablement ranger dans cette rubrique "l'effacement de l'Etat" et la "financiarisation du capitalisme".

La littérature dominante prétend que la grande firme aurait acquis une autonomie vis à vis de l'Etat telle qu'elle serait devenue l'agent actif dominant exclusif d'une nouvelle phase durable du capitalisme. Les idéologues du système s'en réjouissent d'ailleurs et déploient à cette occasion un discours "anti-Etats" tout azimut.

Les grandes firmes transnationales restent encore des firmes nationales (notamment par la propriété et surtout le contrôle de leur capital) dont l'activité déborde les frontières du pays d'origine. Elles ont toujours besoin, pour se déployer, du soutien positif actif de leur Etat. Cependant, simultanément elles sont devenues suffisamment puissantes pour développer leur propre stratégie d'expansion hors (et parfois contre) les logiques des politiques d'Etat. Elles souhaitent donc subordonner celles-ci à leurs stratégies propres. Le discours néo-libéral anti Etat masque cet objectif pour légitimer la logique exclusive de la défense des intérêts particuliers que représentent ces firmes. La "liberté" revendiquée n'est pas celle de tous, elle est la liberté pour les firmes de faire prévaloir leurs intérêts au détriment des autres. Dans ce sens le discours néo-libéral est parfaitement idéologique et trompeur. Le statut du rapport capital oligopolistique privé/Etat est ambigu et rien ne dit que celui qui a le vent en poupe actuellement, dans lequel l'Etat apparaît comme totalement soumis aux intérêts privés, soit définitif et ne sera pas modulé d'une manière différente. Le passager est ici transformé en durable, irréversible. Par ailleurs parler déjà d'un capital transnational (et donc d'une bourgeoisie transnationale) qui se serait substituée comme forme dominante aux capitaux nationaux à vocation transnationale paraît prématuré, pour le moins qu'on puisse dire. La solidarité de la triade trouve ses raisons ailleurs.

La financiarisation est largement un phénomène purement conjoncturel. Elle est le produit de la crise. L'excédant de capitaux qui - dans les structures en vigueur - ne peut pas trouver de débouché dans l'expansion des systèmes productifs, constitue une menace grave pour la classe dominante - celle d'une dévalorisation massive du capital. La gestion de la crise impose donc que soient offerts des débouchés financiers qui permettent d'éviter le pire. Mais à son tour la fuite en avant dans la financiarisation ne permet pas de "sortir" de la crise, au contraire elle enferme dans une spirale stagnationiste parce qu'elle aggrave l'inégalité dans la répartition et contraint les firmes à jouer le jeu financier. La grande crise qui revêtira une forme imprévisible (effondrement des bourses?) est encore devant. Les réponses politiques au chaos qu'elle entraînera - néo-populismes réactionnaires, radicalisation des gauches - sont tout autant imprévisibles. Pourtant c'est d'elles que dépendront les structures du système de l'avenir. Les mouvements sociaux doivent s'y préparer.

Simultanément la financiarisation a créé l'occasion d'une vague puissante de concentration du capital. En vingt ans le volume des actifs concernés par les fusions a été multiplié par sept. Ce stade nouveau de la concentration demeurera probablement largement irréversible. Il pose plus que jamais la question de la légitimité d'une telle concentration du pouvoir privé (et de ses pratiques opaques, donc anti démocratiques), remplissant des fonctions qui devraient relever du pouvoir public, seule garantie d'une transparence possible.

La gestion économique de la crise vise systématiquement à "déréguler", affaiblir les "rigidités" syndicales, les démanteler si possible, libéraliser les prix et les salaires, réduire les dépenses publiques (notamment les subventions et les services sociaux), privatiser, libéraliser les rapports avec l'extérieur etc.… "Déréguler" est d'ailleurs un terme trompeur. Car il n'y a pas de marchés dérégulés, sauf dans l'économie imaginaire des économistes "purs". Tous les marchés sont régulés, et ne fonctionnent qu'à cette condition. La seule question est de savoir par qui et comment ils sont régulés. Derrière l'expression de dérégulation se cache une réalité inavouable: la régulation unilatérale des marchés par le capital dominant. Bien entendu le fait que la libéralisation en question enferme l'économie dans une spirale involutive de stagnation et s'avère ingérable au plan mondial, multipliant les conflits qu'elle ne peut pas régler, est gommée au bénéfice de la répétition incantatoire que le libéralisme préparerait un développement (à venir) dit "sain".

La mondialisation capitaliste exige que la gestion de la crise opère à ce niveau. Cette gestion doit faire face à l'excédant gigantesque de capitaux flottants qui génère la soumission de la machine économique au critère exclusif du profit financier. La libéralisation des transferts internationaux de capitaux, l'adoption de changes flottants, les taux d'intérêts élevés, le déficit de la balance des paiements américaine, la dette extérieure du tiers monde, les privatisations constituent ensemble une politique parfaitement rationnelle qui offre à ces capitaux flottants le débouché d'une fuite en avant dans le placement financier spéculatif, écartant par là même le danger majeur, celui d'une dévalorisation massive de l'excédant de capitaux.

L'ampleur des dégâts occasionnés par ces flux instables a été brutalement mis en évidence par la crise asiatique de 1997. La région, caractérisée par une épargne forte, n'avait pas besoin de capitaux étrangers flottants. Ceux-ci savaient parfaitement qu'ils finançaient une inflation artificielle de l'immobilier et des valeurs mobilières dont ils ont tiré d'immenses profits immédiats, abandonnant derrière eux des économies et des sociétés dévastées. Différentes propositions ont été faites à cet égard concernant la taxation des flux spéculatifs (taxe Tobin) et les mesures à prendre pour neutraliser les "paradis fiscaux".

La financiarisation n'est pas un caractère durable du nouveau capitalisme, comme le prétendent ceux qui l'analysent comme la spécificité du "capitalisme anglo-saxon" par opposition à celle des capitalismes "rhénan et japonais". La sphère financière ne peut se développer indéfiniment d'une manière autonome par rapport à celle de l'économie réelle.

Le discours dominant sur la financiarisation place l'accent sur un tout autre ordre de problèmes, en relation avec le vieillissement de la population de la triade et l'explosion des fonds de pension. Dans certaines de ces analyses on présente le "bloc des créanciers" comme une force sociale déjà constituée, consciente de ses intérêts. Il s'agirait de l'ensemble des retraités, et derrière eux des salariés "stables", solidaires des gestionnaires des fonds de pension, soucieux avant tout d'écarter le spectre de l'inflation, bénéficiaires des taux d'intérêts élevés et de la capitalisation financière de leurs fonds. Ce bloc s'opposerait à celui des "exclus", chômeurs et travailleurs précaires. La coupure sociale ne serait plus celle qui oppose le capital au travail dans son ensemble mais le bloc créancier (associant capital et travail) aux exclus. La question posée mérite discussion. Car la capitalisation privée des fonds (qui est la forme américaine) s'oppose à la tradition de certains pays européens, et de la gauche en général, qui lui préfère le système de la répartition. Certes les pouvoirs en place en Europe ont opté pour substituer le modèle américain au système de la répartition. N'est pas là précisément une stratégie mise en œuvre dans le but de créer ce bloc des créanciers qui n'existe pas (encore), n'est pas un produit "inéluctable" de l'évolution, mais dont on voit l'avantage qu'il présente pour les forces dominantes du capital puisqu'il casse un front possible du travail ?

(iii) La mondialisation qu'on nous présente dans ces conditions comme un bond qualitatif déjà accompli doit demeurer l'objet de questionnement.

Il y a bien une tendance visible à ce qu'une économie mondialisée se substitue à l'économie internationale des phases antérieures du capitalisme. Cependant le démantèlement des systèmes productifs centraux nationaux n'est toujours que relatif et partiel, et de surcroît on ne voit pas émerger une logique d'un système productif mondial s'y substituant. L'absence d'une autorité politique capable de gérer le système mondialisé (en construction chaotique) et bénéficiant d'une légitimité équivalente à celle des Etats nationaux constitue une contradiction majeure de notre époque, qui n'est pas prête à trouver sa solution. Elle entretient seulement une soumission - provisoire - à l'hégémonie des Etats Unis.

La mondialisation réelle reste la caractéristique d'un archipel noyé dans un océan qui ne l'est pas. La densité de la répartition des îles de cet archipel est variable: plus forte dans les zones centrales où sont concentrées les transnationales, moyenne dans les périphéries avancées dans l'industrialisation moderne, très faible dans les périphéries du "quart monde".

Que les pouvoirs d'Etat soient doublement rongés par la mondialisation, par en haut et par en bas par l'émergence de pouvoirs locaux capables d'agir comme des agents autonomes dans la mondialisation est un fait incontestable. Il reste que l'archipel de ces sous systèmes mondialisés n'obéit à aucune logique collective qui lui donnerait une cohérence quelconque.

Par ailleurs le legs de la phase antérieure, celle de l'après guerre (1945-1990) a été précisément de faire éclater l'ancien monde "non industrialisé" (les périphéries classiques de 1880 à 1950) en trois strates distinctes:

· Première strate : les pays ex socialistes, la Chine, la Corée, Taiwan, l'Inde, le Brésil, le Mexique qui sont parvenus à construire des systèmes productifs nationaux (donc potentiellement "compétitifs").
· Deuxième strate : les pays entrés dans l'industrialisation mais non parvenus à créer des systèmes productifs nationaux : pays arabes, Afrique du Sud, Iran, Turquie, pays d'Amérique latine. Il y a là parfois des établissements industriels "compétitifs" (notamment par leur main d'œuvre à bon marché), mais pas de systèmes compétitifs.
· Troisième strate : les pays non entrés dans la révolution industrielle (en gros les ACP). Ils ne sont éventuellement "compétitifs" que dans les domaines commandés par des avantages naturels : mines, pétrole, produits agricoles tropicaux.

La mondialisation restera tout à fait incapable de faire passer même les pays du premier groupe au statut de "nouveaux centres" pleinement développés au sens capitaliste du terme, a fortiori les autres. Car même là où les progrès de l'industrialisation ont été les plus marqués, les périphéries contiennent toujours de gigantesques "réserves", entendant par là que des proportions toujours très importantes de leur force de travail sont employées (quand elles le sont) dans des activités à faible productivité. La raison en est que les politiques de modernisation - c'est à dire les tentatives de "rattrapage" - imposent des choix technologiques eux mêmes modernes (pour être efficaces, voire compétitifs), lesquels sont extrêmement coûteux en termes d'utilisation des ressources rares (capitaux et main d'œuvre qualifiée). Cette distorsion systématique est encore aggravée chaque fois que la modernisation en question est assortie d'une inégalité grandissante dans la répartition du revenu.

Dans ces conditions il sera impossible que l'expansion des activités productives modernisées puisse absorber les gigantesques réserves logées dans les activités à faible productivité. Les périphéries dynamiques resteront donc des périphéries, c'est à dire des sociétés traversées par toutes les contradictions majeures produites par la juxtaposition d'enclaves modernisées (fussent-elles importantes) entourées d'un océan peu modernisé, ces contradictions favorisant leur maintien en position subalterne, soumise aux cinq monopoles des centres. (cf. Polarisation …). La thèse que seul le socialisme peut répondre aux problèmes de ces sociétés reste vraie, si l'on entend par socialisme non une formule achevée et prétendue définitive, mais un mouvement articulant la solidarité de tous, mis en œuvre par des stratégies populaires assurant le transfert graduel et organisé de l'océan des réserves vers les enclaves modernes par des moyens civilisés ; cela exige la déconnexion, c'est à dire la soumission des rapports extérieurs à la logique de cette étape nationale et populaire de la longue transition.

Quid des régions marginalisées ? S'agit-il d'un phénomène sans antécédent historique? Ou au contraire de l'expression d'une tendance permanente de l'expansion capitaliste, un moment contrariée, dans l'après seconde guerre, par un rapport de force moins défavorable aux périphéries dans leur ensemble? Cette situation exceptionnelle avait fondé la "solidarité" du tiers monde (dans ses luttes anti-coloniales, ses revendications concernant les produits primaires, sa volonté politique d'imposer sa modernisation - industrialisation que les puissances occidentales tentaient de contrarier), en dépit de la variété des pays qui le composaient. C'est précisément parce que les succès remportés sur ces fronts ont été inégaux que la cohérence du tiers monde et sa solidarité ont été érodées.

Le "miracle asiatique" avait fait couler beaucoup d'encre. L'Asie, ou l'Asie-Pacifique, centre de l'avenir en construction, ravissant à l'Europe-Amérique du Nord sa domination sur la Planète, la Chine superpuissance du futur, que n'a-t-on écrit sur ces thèmes ! Dans une gamme plus sobre on a tiré parfois du phénomène asiatique quelques conclusions qui même si elles paraissent hâtives méritent davantage d'être l'objet de discussions sérieuses. On y a vu la remise en cause de la théorie de la polarisation inhérente à l'expansion capitaliste mondiale comme des stratégies de déconnexion préconisées en réponse au défi de la polarisation. La preuve serait apportée que le "rattrapage" est possible, et qu'il est mieux servi par une insertion active dans la mondialisation (à la limite, dans la version vulgaire de cette proposition par une stratégie "export-oriented") que par une déconnexion illusoire (responsable dit-on de la catastrophe soviétique). Les facteurs internes - entre autre le facteur "culturel" - seraient donc à l'origine du succès des uns, parvenant à s'imposer comme agents actifs dans le façonnement du monde, et de l'échec des autres, marginalisés et "déconnectés malgré eux". Les pays de l'Asie de l'Est ont enregistrés des succès dans la mesure où précisément ils ont effectivement soumis leurs rapports extérieurs aux exigences de leur développement interne, c'est à dire ont refusé de "s'ajuster" aux tendances dominantes à l'échelle mondiale. C'est la définition même de la déconnexion, confondue - par des lecteurs trop rapides - avec l'autarcie… La crise ultérieure de l'Asie du Sud Est a imposé de mettre une sourdine à ce genre de discours. Il reste que pour la Chine et la Corée la question de leur mode d'insertion dans l'économie mondialisée reste ouverte.

D'une manière générale la nouvelle économie mondialisée est caractérisée par son fonctionnement "à plusieurs vitesses". Encore une fois s'agit-il là d'un phénomène réellement nouveau ? Ou bien au contraire le fonctionnement à plusieurs vitesses constitue la norme dans l'histoire du capitalisme ? Ce phénomène aurait seulement été exceptionnellement atténué durant la phase de l'après guerre (1945-1980) parce que les rapports sociaux avaient alors imposé des interventions systématiques de l'Etat (du Welfare State, de l'Etat soviétique, de l'Etat national dans le tiers monde de Bandung) qui facilitaient la croissance et la modernisation des forces productives en organisant les transferts régionaux et sectoriels qui la conditionnent.

(iv) Par beaucoup de ses aspects d'ailleurs la crise du monde contemporain revêt les dimensions d'une grande crise de civilisation, témoignant que le capitalisme est un système sénile, caduc, incapable par sa logique propre de répondre aux défis auxquels l'humanité est désormais confrontée. Son dépassement s'impose. Les mouvements sociaux doivent y réfléchir.

Le libéralisme mondialisé et la financiarisation qu'il implique opèrent comme des moyens de doper le capitalisme vieillissant; c'est le viagra de ce corps sénile.

Mondialisation et imperialisme

Le capitalisme a toujours été, dès son origine, un système à vocation mondiale. La date qu'on peut proposer pour sa naissance - 1492 - est celle du début de la conquête des Amériques. Ce n'est pas un hasard. Cependant, dans son expansion mondiale, le capitalisme n'a jamais homogénéisé la planète; il a au contraire accusé les inégalités de développement entre ses centres dominants actifs et les périphéries dominées que les premiers ont façonnées, produit une polarisation de la richesse et de la puissance sans commune mesure avec ce qu'on connaît des millénaires de l'histoire des civilisations antérieures. Polarisation et impérialisme sont l'endroit et l'envers de la même médaille: l'expansion mondiale du capitalisme réellement existant.

L'impérialisme n'est pas un stade - fut-il suprême - du capitalisme. Il est, dès l'origine, immanent à son expansion. La conquête impérialiste de la planète par les Européens et leurs enfants nord américains s'est déployée en deux temps et en amorce peut être un troisième.

· Le premier moment de ce déploiement dévastateur de l'impérialisme s'est organisé autour de la conquête des Amériques, dans le cadre du système mercantiliste de l'Europe atlantique de l'époque. Il s'est soldé par la destruction des civilisations indiennes et leur ibérisation-christianisation, ou tout simplement par le génocide. Tandis que les espagnols et les portugais catholiques agissaient au nom de la religion qu'il fallait imposer aux peuples conquis, les Anglo-protestants reprenaient de leur lecture de la Bible le droit d'exterminer les "infidèles". L'infâme esclavage des Noirs, rendu nécessaire par l'extermination de la population indigène réduite de cent millions en 1500 à cinq millions en 1800 - a pris allègrement le relais pour la "mise en valeur" des parties utiles du continent. Personne aujourd'hui ne doute des motivations réelles de toutes ces horreurs, et ignore leur relation étroite avec l'expansion du capital mercantiliste. Il n'empêche que les Européens de l'époque ont accepté les discours idéologiques qui les ont légitimés et les protestations - celle de Las Casas par exemple, n'ont pas trouvé beaucoup d'échos, à l'époque.
Les dévastations de ce premier chapitre de l'expansion capitaliste mondiale ont produit - avec retard - les forces de libération qui en ont remis en question les logiques qui les commandaient. La première révolution du continent a été à la fin du XVIIIe siècle celle des esclaves de Saint Domingue (Haïti aujourd'hui), suivie plus un siècle plus tard par la révolution mexicaine des années 1910 de ce siècle, et cinquante après par celle de Cuba. Ni la "révolution américaine", ni celle des colonies espagnoles qui l'a rapidement suivi, n'ont produit autre chose qu'un transfert du pouvoir de décision des métropoles aux colons pour faire la même chose, poursuivre le même projet avec encore plus de brutalité - sans avoir à en partager les profits avec les "mères patries" d'origine.
· Le second moment de la dévastation impérialiste s'est construit sur la base de la révolution industrielle et s'est manifesté par la soumission coloniale de l'Asie et de l'Afrique. "Ouvrir les marchés" - comme celui de la consommation d'opium imposée aux Chinois par les puritains d'Angleterre - , s'emparer des ressources naturelles du globe, en constituaient les motivations réelles, comme chacun le sait aujourd'hui. Mais encore une fois l'opinion européenne n'a pas vu ces réalités et accepté - mouvement ouvrier de la seconde internationale inclus - le nouveau discours légitimateur du capital. Il s'agissait cette fois de la fameuse "mission civilisatrice". Les voies lucides qu'on entend à l'époque sont plutôt celles de bourgeois cyniques, comme celle de Cecil Rhodes préconisant la conquête coloniale pour éviter la révolution sociale en Angleterre. Encore une fois celle des protestataires - de la Commune de Paris aux bolchéviks - n'a pas eu beaucoup d'écho. Cette phase seconde de la dévastation impérialiste est à l'origine du plus grand problème auquel l'humanité ait jamais été confronté: la polarisation gigantesque qui fait passer les rapports d'inégalité entre les peuples de un à deux au maximum vers 1800 pour ce qui concerne 80 % de la population de la planète à 1 à 60 aujourd'hui, les centres bénéficiaires du système ne regroupant plus que 20 % de l'humanité. Ces réalisations prodigieuses de la civilisation capitaliste ont été simultanément le motif des plus violentes confrontations entre les puissances impérialistes qu'on ait jamais connu. L'agression impérialiste a produit à nouveau les forces qui en ont combattu le projet: les révolutions socialistes (de la Russie, de la Chine, c'est dire - et pas par hasard - toujours situées dans les périphéries victimes de l'expansion impérialiste et polarisante du capitalisme réellement existant) et les révolutions de libération nationale. Leur victoire a imposé un demi siècle de répit - l'après deuxième guerre mondiale - qui a pu nourrir l'illusion qu'enfin le capitalisme - contraint de s'y ajuster - parvenir à se civiliser.

Cette victoire des mouvements de libération arrachant au lendemain de la seconde guerre mondiale l'indépendance politique des nations asiatiques et africaines mettait un terme au système du colonialisme.

Les classes dirigeantes des pays colonialistes n'ont pas manqué de comprendre alors qu'il leur fallait renoncer à leur vision traditionnelle qui associait l'essor de leur économie capitaliste domestique au succès de leur expansion impériale. Car cette vision n'était pas seulement celle des puissances coloniales anciennes - en premier lieu l'Angleterre, la France et la Hollande - elle était également celle des nouveaux centres capitalistes constitués au XIXe siècle - l'Allemagne, les Etats Unis, le Japon.

Les classes dirigeantes des Etats de l'Europe occidentale et centrale capitaliste de l'après guerre vont donc s'engager dans une nouvelle perspective, celle de la construction européenne. Une construction qui, par sa logique même pourrait mettre simultanément un terme aux conflits intra-européens et au "vieux colonialisme". Non que la renonciation à l'avantage colonial fut acceptée d'emblée. Elle ne le fut qu'après que les guerres coloniales conduites dans l'après guerre eussent tourné à l'avantage des peuples révoltés. Et ce n'est donc pas tout à fait un hasard si la date du traité de Rome instituant la Communauté Européenne à six (1957) coïncide avec la loi cadre qui préparait l'indépendance des dernières colonies françaises, celles d'Afrique. Quelques années plus tard De Gaulle substituait clairement le "choix européen" de la France à la vieille tradition de son option coloniale.

La construction d'un grand espace européen, développé, riche, disposant d'un potentiel technologique et scientifique de premier ordre comme de fortes traditions militaires, paraissait constituer une alternative solide sur la base de laquelle un nouvel essor de l'accumulation capitaliste pourrait être envisagé, sans "colonies", c'est à dire sur la base d'une mondialisation de type nouveau. La question reste de savoir en quoi ce système mondial nouveau pourrait différer de l'ancien, s'il sera toujours polarisant, comme l'ancien, fût-ce sur des bases nouvelles, ou s'il cessera de l'être.

Sans doute cette construction qui non seulement est loin d'être achevée mais passe par un moment de crise qui pourrait en remettre en question la portée, restera-t-elle difficile, tant pèsent les réalités historiques nationales pour lesquelles les formules permettant leur réconciliation avec la formation d'une unité politique européenne n'ont pas encore été trouvées. De surcroît la vision concernant l'articulation de cet espace économique et politique européen au nouveau système mondial, également à construire, demeure jusqu'ici ambiguë, voire brumeuse. S'agit-il d'un espace économique conçu pour être le concurrent de l'autre grand espace, celui créé dans la seconde Europe par les Etats Unis ? Et comment cette concurrence réagira-t-elle sur les relations de l'Europe et des Etats Unis avec le reste du monde? Les concurrents s'affronteront-ils comme les puissances impérialistes de l'époque antérieure ? Ou bien agiront-ils de concert ? Dans ce cas les Européens choisiront-ils de revivre l'impérialisme rénové par procuration, inscrivant leur options politiques dans le sillage de celles de Washington ? A quelles conditions la construction européenne en question pourrait s'inscrire dans celle d'une mondialisation qui mette un terme définitif à l'impérialisme? (cf. Le projet européen).

· Nous sommes aujourd'hui confronté à l'amorce du déploiement d'une troisième vague de dévastation du monde par l'expansion impérialiste, encouragée par l'effondrement du système soviétique et des régimes du nationalisme populiste du tiers monde. Les objectifs du capital dominant sont toujours les mêmes - le contrôle de l'expansion des marchés, le pillage des ressources naturelles de la planète, la surexploitation des réserves de main d'œuvre de la périphérie - bien qu'ils opèrent dans des conditions nouvelles et par certains aspects fort différentes de celles qui caractérisaient la phase précédente de l'impérialisme. Le discours idéologique destiné à rallier les opinions des peuples de la triade centrale a été rénové et se fonde désormais sur un "devoir d'intervention" que légitimerait la défense de la "démocratie", des "droits des peuples", "l'humanitaire". Mais si l'instrumentalisation cynique de ce discours paraît évidente aux Asiatiques et aux Africains, tant les exemples de "deux poids - deux mesures" sont flagrants, l'opinion occidentale s'y est rallié avec autant d'enthousiasme qu'elle s'y était aux discours des phases antérieures de l'impérialisme. (cf. Le droit d'ingérence)

D'autre part les Etats Unis déploient, dans cette perspective, une stratégie systématique qui vise à assurer leur hégémonisme absolue en solidarisant derrière eux l'ensemble des partenaires de la triade par la mise en avant de leur puissance militaire. La guerre du Kosovo a rempli de ce point de vue des fonctions décisives, comme en témoigne la capitulation intégrale des Etats européens ralliés aux vues américaines concernant le "nouveau concept stratégique" adopté par l'OTAN immédiatement après la "victoire" en Yougoslavie les 23-25 Avril 1999. Dans ce "concept nouveau" (qualifié plus brutalement outre Atlantique de "doctrine Clinton") les missions de l'OTAN sont étendues pratiquement à toute l'Asie et l'Afrique (les Etats Unis se réservant seuls le droit d'intervention en Amérique depuis la doctrine Monroe), avouant par là même que l'OTAN n'est pas une alliance défensive mais l'instrument offensif des Etats Unis. Simultanément ces missions sont redéfinies dans des termes vagues à souhait qui intègrent de nouvelles "menaces" (la criminalité internationale, le "terrorisme", l'armement "dangereux" de pays hors OTAN etc. ) ce qui doit permettre évidemment de justifier à peu près n'importe quelle agression utile aux Etats Unis, qui se sont d'ailleurs pas privé de parler à ce sujet des "Etats crapules" qu'il faudrait frapper "préventivement", sans préciser davantage ce qu'il entend par la crapulerie en question. L'OTAN est de surcroît libérée de l'obligation de n'agir que sur mandat de l'ONU, traité avec un mépris égal à celui par lequel les puissances fascistes ont traité la SDN (l'analogie des termes utilisés est frappante). (cf. L'hégémonisme des Etats Unis)

L'idéologie américaine a le soin d'emballer la marchandise de son projet impérialiste dans le langage ineffable de la "mission historique des Etats Unis". Tradition transmise depuis l'origine par les "pères fondateurs" sûrs de leur inspiration divine. Les libéraux américains - au sens politique de ce terme, qui se voient comme la "gauche" de leur société - partagent cette idéologie. Aussi présentent-ils l'hégémonie américaine comme nécessairement "bénigne", source de progrès de conscience et de pratique démocratique dont bénéficieront forcément ceux qui ne sont pas les victimes de ce projet mais, à leurs yeux, les bénéficiaires. Hégémonie américaine, paix universelle, démocratie et progrès matériel sont associés comme des termes indissociables. La réalité évidemment est située ailleurs.

L'incroyable ralliement au projet des opinions publiques européennes (celle des Etats Unis est suffisamment niaise pour ne poser aucun problème ), et en particulier de celles de leurs gauches majoritaires, constitue une catastrophe dont les conséquences ne pourront être que tragiques. Le matraquage des médias - focalisé sur les régions d'intervention décidées par Washington - explique sans doute en partie ce ralliement. Mais, au delà, les Occidentaux sont persuadés que parce que les Etats Unis et les pays de l'Union Européenne sont "démocratiques", leurs gouvernements sont incapables de "vouloir le mal", réservé aux "dictateurs" sanglants de l'Orient. Cette conviction les aveuglent au point de leur faire oublier le poids décisif des intérêts du capital dominant. Ainsi une fois de plus les opinions dans les pays impérialistes se donnent-elles bonne conscience.

Samir Amin
Forum du Tiers monde (Senegal)

 




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