TEXTOS TEMÁTICOS: Globalisation, inégalités et résistances
 

 

Quel est l'état actuel du monde ? Phénomène central : tous les Etats sont entraînés dans la grande dynamique de la globalisation. Il s'agit d'une seconde révolution capitaliste. La globalisation touche les moindres recoins de la planète, ignorant aussi bien l'indépendance des peuples que la diversité des régimes politiques.

La Terre connaît ainsi une nouvelle ère de conquête, comme lors des Découvertes ou des colonisations. Mais, alors que les acteurs principaux des précédentes expansions conquérantes étaient les Etats, cette fois ce sont des entreprises et des conglomérats, des groupes industriels et financiers privés qui entendent dominer le monde. Jamais les maîtres de la Terre n'ont été aussi peu nombreux, ni aussi puissants. Ces groupes sont situés dans la Triade - Etats-Unis, Europe, Japon -, mais la moitié d'entre eux sont basés aux Etats-Unis. C'est un phénomène fondamentalement américain.

Cette concentration du capital et du pouvoir s'est formidablement accélérée au cours des vingt dernières années, sous l'effet des révolutions des technologies de l'information. Un nouveau bond en avant sera effectué à partir de ce début de millénaire, avec les nouvelles maîtrises des techniques génétiques de manipulation de la vie. La privatisation du génome humain et le brevetage généralisé du vivant, ouvrent de nouvelles perspectives d'expansion au capitalisme. Une grande privatisation de tout ce qui touche à la vie et à la nature se prépare, favorisant l'apparition d'un pouvoir probablement plus absolu que tout ce qu'on a pu connaître dans l'histoire.

La mondialisation ne vise pas tant à conquérir des pays qu'à conquérir des marchés. La préoccupation de ce pouvoir moderne n'est pas la conquête de territoires comme lors des grandes invasions ou des périodes coloniales, mais la prise de possession des richesses.

Cette conquête s'accompagne de destructions impressionnantes. Des industries entières sont brutalement sinistrées, dans toutes les régions. Avec les souffrances sociales qui en résultent : chômage massif, sous-emploi, précarité, exclusion. Surexploitation des hommes, des femmes, et - plus scandaleux encore - des enfants : 300 millions d'enfants sont exploités, dans des conditions d'une brutalité sans précédent.

La mondialisation c'est aussi le pillage planétaire. Les grands groupes saccagent l'environnement avec des moyens démesurés ; ils tirent profit des richesses de la nature qui sont le bien commun de l'humanité ; et le font sans scrupule et sans frein. Cela s'accompagne également d'une criminalité financière liée aux milieux d'affaires, et aux grandes banques qui recyclent des sommes dépassant les 1000 milliards de dollars par an, c'est-à-dire davantage que le produit national brut d'un tiers de l'humanité.

La marchandisation généralisée de mots et des choses, des corps et des esprits, de la nature et de la culture provoque une aggravation des inégalités. Nous savions que le fossé entre les riches et les pauvres s'était creusé aux cours des deux décennies ultralibérales (1979-1999), mais comment imaginer qu'il l'était à ce point ? Car on découvre que si " en 1960, les 20% de la population mondiale vivant dans les pays les plus riches avaient un revenu 30 fois supérieur à celui des 20% les plus pauvres. En 1995, leur revenu était 82 fois supérieur ( )! ". Dans plus de 70 pays, le revenu par habitant est inférieur à ce qu'il était il y a vingt ans... A l'échelle planétaire, près de 3 milliards de personnes - la moitié de l'humanité - vivent avec moins de 2 dollars US par jour...

L'abondance de biens atteint des niveaux sans précédent mais le nombre de ceux qui n'ont pas de toit, pas de travail et pas assez à manger augmente sans cesse. Ainsi, sur les 4,5 milliards d'habitants que comptent les pays en voie de développement, près d'un tiers n'ont pas accès à l'eau potable. Un cinquième des enfants n'absorbent pas suffisamment de calories ou de protéines. Et quelque 2 milliards d'individus - le tiers de l'humanité - souffrent d'anémie.

Cette situation est-elle fatale ? Non. Selon les Nations unies, pour donner à toute la population du globe l'accès aux besoins de base (nourriture, eau potable, éducation, santé) il suffirait de prélever, sur les 225 plus grosses fortunes du monde, moins de 4% de la richesse cumulée. Parvenir à la satisfaction universelle des besoins sanitaires et nutritionnels essentiels ne coûterait que 13 milliards de dollars, soit à peine ce que les habitants des Etats-Unis et de l'Union européenne dépensent, par an, en consommation de parfums...
A l'heure actuelle, les structures étatiques, de même que les structures sociales traditionnelles sont balayées de façon désastreuse. Un peu partout, surtout dans les pays du Sud, l'Etat s'effondre. Des zones de non-droit, des entités chaotiques ingouvernables se développent, échappent à toute légalité, replongent dans un état de barbarie où seuls des groupes de pillards sont en mesure d'imposer leur loi, en rançonnant les populations civiles. Des dangers de nouveau type apparaissent : crime organisé, réseaux mafieux, fanatismes religieux ou ethniques, spéculation financière, grande corruption, extension des nouvelles pandémies (sida, virus ébola, Creuzfeld-Jacob, etc.), pollutions de forte intensité, dérèglements climatiques, effet de serre, désertification, prolifération nucléaire, etc.

L'un des rtesponsables centraux de ces désordres de fin de siècle, est, sans aucun doute, la globalisation. C'est elle qui constitue la caractéristique principale du cycle historique dans lequel nous sommes entrés après la chute du mur de Berlin en novembre 1989 et la disparition de l'Union soviétique en décembre 1991. La puissance de la mondialisation est telle qu'elle nous contraint à redéfinir des concepts fondamentaux sur lesquels reposait l'édifice politique et démocratique bâtit à la fin du XVIIIè siècle, des concepts comme Etat-nation, souveraineté, indépendance, démocratie, Etat-providence et citoyenneté.

Dans son actuelle phase ultralibérale, le capitalisme transforme tout ce qu'il touche en marchandise ; il désintègre les anciennes communautés et disperse les existences dans une "foule solitaire".

La nouvelle hiérarchie des Etats qui se dessine dans le monde se fonde moins sur la puissance militaire pour le contrôle des matières premières, que sur l'aptitude à maîtriser les changements technologiques en cours, et à dominer la sphère financière.

Qu'est-ce que la globalisation?

C'est l'interdépendance de plus en plus étroite des économies de nombreux pays. Elle concerne surtout le secteur financier, parce que la liberté de circulation des flux financiers est totale, et fait que ce secteur domine, de loin, la sphère de l'économie.
Tout comme les grandes banques dictèrent, au XIXe siècle, leur attitude à de nombreux pays, ou comme les entreprises multinationales le firent entre les années 60 et 80, les fonds privés des marchés financiers tiennent désormais en leur pouvoir le destin de beaucoup de pays. Et, dans une certaine mesure, le sort économique du monde.

Les marchés financiers sont désormais en mesure de dicter leurs lois aux Etats. Dans ce nouveau paysage politico-économique, le global l'emporte sur le national, et l'entreprise privée sur l'Etat. Il n'y a plus, pour ainsi dire, de redistribution, et le seul acteur de développement, nous dit-on, est l'entreprise privée, la seule reconnue comme compétitive à l'échelle internationale. Et donc la seule autour de laquelle tout, nous affirme-t-on, doit se réordonner.

Dans une économie mondialisée, ni le capital, ni le travail, ni les matières premières ne constituent, en soi, le facteur économique déterminant. L'important c'est la relation optimale entre ces trois facteurs. Pour établir cette relation, une firme ne tient compte ni des frontières, ni des réglementations, mais seulement de l'exploitation intelligente qu'elle peut faire de l'information, de l'organisation du travail et de la révolution de la gestion. Cela entraîne souvent une fracture des solidarités au sein d'un même pays. On en arrive ainsi au divorce entre l'intérêt de l'entreprise et l'intérêt de la collectivité, entre la logique du marché et celle de la démocratie.

· Les firmes globales ne se sentent, en la matière, nullement concernées ; elles sous-traitent et vendent dans le monde entier ; et revendiquent un caractère supranational qui leur permet d'agir avec une grande liberté puisqu'il n'existe pas, pour ainsi dire, d'institutions internationales à caractère politique, économique ou juridique en mesure de réglementer efficacement leur comportement.
· La globalisation constitue une immense rupture économique, politique et culturelle. Elle soumet les citoyens à un diktat unique : s'"adapter". Abdiquer de toute volonté, pour mieux obéir aux injonctions anonymes des marchés. Elle constitue l'aboutissement ultime de l'économisme : construire un homme "mondial", vidé de culture, de sens et de conscience de l'autre. Et imposer l'idéologie néolibérale à toute la planète.

Dans les démocraties actuelles, de plus en plus de citoyens libres se sentent englués par une sorte de visqueuse doctrine qui, insensiblement, enveloppe tout raisonnement rebelle, l'inhibe, le trouble, le paralyse et finit par l'étouffer. Cette doctrine, cette pensée unique, c'est l'idéologie néolibérale, la seule autorisée par une invisible et omniprésente police de la pensée.

Ce moderne dogmatisme représente les intérêts d'un ensemble de forces économiques, celles, en particulier, du capital international. Il a été formulé et défini dès 1944, à l'occasion des accords de Bretton-Woods. Ses sources principales sont les grandes institutions économiques et monétaires - Banque mondiale, Fonds monétaire international, Organisation de coopération et de développement économique, OCDE, Organisation mondiale du commerce, Commission européenne, banque centrale européenne, etc. - qui, par leur financement, enrôlent au service de leurs idées, à travers toute la planète, de nombreux centres de recherches, des universités, des fondations, lesquels, à leur tour, affinent et répandent la bonne parole.

Celle-ci est reprise et reproduite par les principaux organes d'information économique. Un peu partout, des facultés de sciences économiques, des journalistes, des essayistes, des dirigeants politiques enfin, reprennent les principaux commandements de ces nouvelles tables de la loi et, par le relais des grands médias de masse, les répètent à satiété. Sachant pertinemment que, dans nos sociétés médiatiques, répétition vaut démonstration.

Le premier principe de l'idéologie néolibérale est d'autant plus fort qu'un marxiste distrait ne le renierait pas : l'économique l'emporte sur le politique. Au nom du "réalisme" et du "pragmatisme" - que les libéraux formulent de la manière suivante: "Le capitalisme ne peut s'effondrer, c'est l'état naturel de la société. La démocratie n'est pas l'état naturel de la société. Le marché oui." - l'économie est placée au poste de commandement. Une économie débarrassée de l'obstacle du social, sorte de " gangue " dont la lourdeur serait cause de régression et de crise.

Les autres concepts-clés de l'idéologie néolibérale sont connus : le marché, dont "la main invisible corrige les aspérités et les dysfonctionnements du capitalisme", et tout particulièrement les marchés financiers dont "les signaux orientent et déterminent le mouvement général de l'économie"; la concurrence et la compétitivité qui "stimulent et dynamisent les entreprises les amenant à une permanente et bénéfique modernisation"; le libre-échange sans rivages, "facteur de développement ininterrompu du commerce et donc des sociétés"; la mondialisation, aussi bien de la production manufacturière que des flux financiers ; la division internationale du travail qui "modère les revendications syndicales et abaisse les coûts salariaux" ; la monnaie forte, "facteur de stabilisation" ; la déréglementation ; la privatisation ; la libéralisation, etc. Toujours "moins d'Etat", un arbitrage constant en faveur des revenus du capital au détriment de ceux du travail. Et une indifférence à l'égard des coûts écologiques.

La répétition constante, dans tous les médias, de ce catéchisme par presque toutes les forces politiques, de droite comme de gauche, lui confère une telle force d'intimidation qu'il étouffe toute tentative de réflexion libre, et rend difficile la résistance contre ce nouvel obscurantisme que nous avons appelé : pensée unique..

Le plus grave, dans cette mondialisation, c'est évidemment qu'elle condamne par avance - au nom du "réalisme" - toute velléité de résistance ou même de dissidence. Sont ainsi frappés d'opprobre ou définis comme "archaïques" tous sursauts républicains, toutes recherches d'alternatives, toutes tentatives de régulation démocratique, toutes critiques du marché.

La mondialisation érige la compétition en la seule force motrice : "Qu'on soit un individu, une entreprise ou un pays - a déclaré, au Forum de Davos, par exemple, M. Helmut Maucher, patron de Nestlé - l'important pour survivre dans ce monde, c'est d'être plus compétitif que son voisin." Et malheur au gouvernement qui ne suivrait pas cette ligne : "Les marchés le sanctionneraient immédiatement - a averti M. Hans Tietmeyer, ancien président de la Bundesbank - car les hommes politiques sont désormais sous le contrôle des marchés financiers." Comme a pu le constater, à Davos, en 1996, M. Marc Blondel, secrétaire général du syndicat français Force ouvrière : " Les pouvoirs publics ne sont, au mieux, qu'un sous-traitant de l'entreprise. Le marché gouverne. Le gouvernement gère."

Et c'est que le rôle de l'Etat, dans une économie globale, est inconfortable. Il ne contrôle plus les changes, ni les flux d'argent, d'informations, ou de marchandises. L'État n'est plus totalitaire, mais l'économie, à l'âge de la globalisation, tend de plus en plus à le devenir.

On appelait, dans les années 30, "régimes totalitaires" ces régimes à parti unique qui n'admettaient aucune opposition organisée, négligeaient les droits de la personne humaine au nom de la raison d'Etat, et dans lesquels le pouvoir politique dirigeait souverainement la totalité des activités de la société dominée.

A ces régimes, de type fasciste, hitlérien ou stalinien, succède, en cette fin de siècle, un autre type de totalitarisme, celui des "régimes globalitaires". Reposant sur les dogmes de la globalisation et de l'idéologie néolibérale, ils n'admettent aucune autre politique économique, négligent les droits sociaux du citoyen au nom de la raison compétitive, et abandonnent aux marchés financiers la direction totale des activités de la société dominée.

Dans nos sociétés déboussolées, les gens n'ignorent pas la puissance de ce nouveau totalitarisme. Selon une récente enquête d'opinion, 64% des personnes interrogées estimaient que "ce sont les marchés financiers qui ont le plus de pouvoir aujourd'hui en France ", devant "les hommes politiques" (52%) et "les médias" (50%).

La globalisation a tué le marché national qui est l'un des fondements du pouvoir de l'Etat-nation. En l'annulant, elle a modifié le capitalisme national et diminué le rôle des pouvoirs publics. Les Etats n'ont plus les moyens de s'opposer aux marchés. Ils sont dépourvus de moyens pour freiner les flux formidables de capitaux, ou pour contrer l'action des marchés contre ses intérêts et ceux de leurs citoyens. Les gouvernants acceptent, en général, de respecter les consignes de politique économique que définissent des organismes mondiaux comme le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale, ou l'Organisation mondiale du commerce (OMC) qui exercent une véritable dictature sur la politique des Etats.

En favorisant, au cours des deux dernières décennies, le libre flux de capitaux et les privatisations massives, des responsables politiques ont permis le transfert de décisions capitales (en matière d'investissement, d'emploi, de santé, d'éducation, de culture, de protection de l'environnement) de la sphère publique à la sphère privée. C'est pourquoi, à l'heure actuelle déjà, sur les deux cents premières économies du monde, plus de la moitié ne sont pas des pays mais des entreprises.

Dans les années 70, le nombre de sociétés multinationales n'excédait pas plusieurs centaines ; aujourd'hui leur nombre frôle les 40.000... Et si l'on considère le chiffre d'affaires global des 200 principales entreprises de la planète, son montant représente plus du quart de l'activité économique mondiale ; et pourtant, ces 200 firmes emploient moins de 0,75% de la main-d'œuvre planétaire...

En raison des fusions, le nombre de firmes géantes dont le poids l'emporte parfois sur celui des Etats, se multiplie. Le chiffre d'affaires de General Motors est supérieur au PIB du Danemark ; celui d'Exxon-Mobil depasse le PIB de l'Autriche. Chacune des 100 principales entreprises globales vend plus que n'exporte chacun des 120 pays les plus pauvres. Et les 23 entreprises les plus puissantes vendent plus que certains " géants " du Sud comme l'Inde, le Brésil, l'Indonésie ou le Mexique. Ces grandes firmes contrôlent 70% du commerce mondial...

Les dirigeants de ces entreprises ainsi que ceux des grands groupes financiers et médiatiques détiennent la réalité du pouvoir et, par le biais de leurs puissants lobbies, pèsent de tout leur poids sur les décisions politiques. Ils confisquent à leur profit la démocratie.

Les acteurs principaux de l'économie financière (dont le volume est cinquante fois supérieur à celui de l'économie réelle), c'est-à-dire les principaux fonds de pensions américains, britanniques et japonais, dominent les marchés financiers. Face à eux, le poids des Etats, quels qu'ils soient, devient presque négligeable.

De plus en plus de petits pays, qui ont massivement vendu leurs entreprises publiques au secteur privé, sont devenus, de fait, la propriété de grands groupes multinationaux. Ceux-ci dominent des pans entiers de l'économie du Sud ; ils se servent des Etats locaux pour exercer des pressions au sein des forums internationaux et obtenir les décisions politiques les plus favorables à la poursuite de leur domination globale.

Dans notre planète, le cinquième le plus riche de la population dispose de 80% des ressources, tandis que le cinquième le plus pauvre ne dispose que de moins de 0,5%... Fascinés par le court terme et le profit immédiat, les marchés sont incapables de prévoir le futur, d'anticiper l'avenir des hommes et de l'environnement, de planifier l'extension des villes, de réduire les inégalités, de soigner les fractures sociales.

Qui sont, en cette fin de siècle, les vrais maîtres du monde? Ceux-ci ne constituent nullement, comme l'imaginent certains, une sorte d'état-major clandestin complotant dans l'ombre pour conquérir le contrôle politique de la Terre. Il s'agit plutôt de forces oeuvrant à leur guise grâce à la stricte application de la vulgate néolibérale. Qui obéissent à des mots d'ordre précis et dont le slogan totalitaire pourrait être : "Tous les pouvoirs aux marchés!"

" Les marchés votent tous les jours, estime M. George Soros, financier multimilliardaire, ils forcent les gouvernements à adopter des mesures impopulaires certes, mais indispensables. Ce sont les marchés qui ont le sens de l'Etat." Ce que constate également M. Boutros Boutros-Ghali, ex-secrétaire général des Nations Unies : " La réalité du pouvoir mondial échappe largement aux Etats. Tant il est vrai que la globalisation implique l'émergence de nouveaux pouvoirs qui transcendent les structures étatiques ."

Dans ces circonstances, la question de l'aggiornamento démocratique, de la réforme de ce modèle, se pose donc de manière nouvelle. Et urgente. Une architecture politique conçue, pour l'essentiel, au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, en Angleterre, aux Etats-Unis et en France sur la base des exemples antiques grec et romain, a nécessairement besoin d'une refondation. Certes, des modifications, parfois capitales (comme l'abolition de l'esclavage, la fin du suffrage censitaire, le vote des femmes), ont été apportées, mais chacun sent bien que le système est usé, qu'il tourne en rond et s'éloigne des préoccupations des citoyens.

Ceux-ci sont de plus en plus nombreux à réclamer une "démocratie radicale" dans laquelle non seulement les droits politiques seraient respectés, mais également les droits sociaux et les droits économiques. Les citoyens ne peuvent plus intervenir efficacement, par leur vote, dans des domaines décisifs, désormais placés hors de leur portée. L'économie notamment, est de plus en plus déconnectée du social et ses décideurs refusent d'assumer les conséquences (chômage, paupérisation, exclusions, inégalités) provoquées par l'adoption du dogme de la globalisation.

En Europe, dans son fonctionnement ordinaire, la démocratie tourne souvent le dos aux fondements du contrat social, et accepte l'apparition de presque dix-huit millions de chômeurs et de cinquante millions de pauvres... Dans certains Etats "démocratiques" se construit, sous nos yeux, une société de rentiers doublée d'une société d'exploités...Il se vérifie, de nouveau, que le capitalisme est compatible avec l'esclavage, alors que la démocratie suppose l'égalité de droits.

Est-il étonnant que de plus en plus de citoyens dénoncent cette démocratie comme une "imposture"? Qu'ils la considèrent trahie et confisquée par un petit groupe de privilégiés?

Le libéralisme, de son côté, ne semble pas recueillir la sympathie massive des citoyens. Appliqué avec une rigueur implacable au cours de la décennie 80 au Royaume-Uni par Mme Margaret Thatcher, cette doctrine économico-politique a entraîné des conséquences sociales : aggravation des inégalités, augmentation du chômage, désindustrialisation, dégradation des services publics, délabrement des équipements collectifs... Tous ces problèmes, selon les prophètes du monétarisme, devaient être automatiquement résolus par "la main invisible du marché", et par la croissance macro-économique. Les meilleurs experts estimaient que grâce à la déréglementation, à l'abolition du contrôle des changes, à la globalisation financière, et à la mondialisation du commerce, l'expansion serait perpétuelle.

En fait, on a construit une société duale avec, d'un côté, un groupe de privilégiés, d'hyperactifs et, de l'autre, la foule innombrable des précaires, des chômeurs et des exclus. Même l'hyperpuissance, à l'âge du néolibéralisme, ne garantit nullement à tous les citoyens un niveau de développement humain satisfaisant. Il y a, aux Etats-Unis, 32 millions de personnes dont l'espérance de vie est inférieure aux 60 ans, 40 millions sans protection médicale, 46 millions vivant en dessous du seuil de pauvreté et 52 millions d'illétrés...

A l'échelle du monde, la pauvreté est la règle et l'aisance l'exception. Les inégalités sont devenues l'une des grandes caractéristiques structurelles de l'ère de la mondialisation. Et elles s'aggravent, éloignant toujours plus les riches des pauvres. Des estimations récentes montrent que les 225 plus grosses fortunes du monde représentent un total de plus de mille milliards de dollars, soit l'équivalent du revenu annuel de 47% des plus pauvres de la population mondiale (2,5 milliards de personnes). Des individus sont désormais plus riches que des Etats : le patrimoine des 15 personnes les plus fortunées dépasse le PIB total de l'ensemble de l'Afrique subsaharienne...

Malgré cela on nous répète qu'il n'y a pas d'autre voie de salut. Le marché dicte le vrai, le beau, le bien, le juste. Les "lois du marché" sont devenues la nouvelle Table à révérer : elles sont déterminées par la célèbre "main invisible" qui règle et ordonne toutes les transactions d'un monde interconnecté. S'écarter de ces lois serait, nous dit-on, s'acheminer fatalement vers la ruine et le dépérissement.

Les Etats se sont volontairement privés des armes permettant de freiner les flux de capitaux et de s'opposer à l'action des spéculateurs.

La globalisation financière consacre la suprématie des forces du marché sur les politiques économiques. Désormais, ce sont les marchés qui décident si les politiques économiques nationales sont bonnes ou non. Les autorités ne peuvent plus grand chose face à la puissance de la spéculation. Le Japon, par exemple, qui possède la plus importante réserve de devises du monde, plus de 200 milliards de dollars, ne pèse pas grand chose face à la puissance de frappe financière des trois premiers fonds de pension américains, plus de 500 milliards de dollars.

La globalisation a favorisé une gigantesque dilatation de la sphère financière : le montant des transactions sur le marché des changes (là où s'échangent les devises) a été multiplié par 5 depuis 1980 pour atteindre plus de 1 500 milliards de dollars par jour ! Le montant des transactions financières internationales est cinquante fois plus important que la valeur du commerce international portant sur les marchandises et les services. Le montant des actifs détenus par les investisseurs institutionnels (assurances, fonds de pension, etc.) dépasse les 25 000 milliards de dollars, soit plus que la totalité des richesses produites en une année par le monde entier. Plus de 60% des actions cotées à la Bourse de Paris sont détenues par des investisseurs institutionnels, étrangers pour plus de la moitié.

Si un gouvernement, démocratiquement élu, souhaite réaliser une politique favorable à la croissance et à l'emploi, quitte à rogner sur les profits et à tolérer un léger redémarrage de l'inflation, ces investisseurs sanctionnent immédiatement le pays, soit en attaquant la monnaie, soit en vendant massivement les titres de ses entreprises. Cette réaction brutale provoque une crise financière et rend impossible l'application d'un politique démocratiquement souhaitée par les citoyens.
Ceux-ci multiplient les mobilisations contre les nouveaux pouvoirs, ils restent convaincus que, au fond, le but de la mondialisation, en cette aube du nouveau millénaire, c'est la destruction du collectif, l'appropriation par le marché et le privé, des sphères publique et sociale. Et ils sont décidés à s'y opposer, comme on l'a vu, début décembre 1999, à l'occasion du sommet de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) à Seattle.

Trop longtemps dépossédés de leur parole et de leurs choix, des citoyens ont dit avec force, à Seattle : " Assez! ". Assez d'accepter la mondialisation comme une fatalité. Assez de voir le marché décider à la place des élus. Assez de voir le monde transformé en marchandise. Assez de subir, de se résigner, de se soumettre.

La grande victoire sur l'Organisation mondiale du commerce (OMC) est largement à mettre sur le compte de ce qui apparaît comme un embryon de société civile internationale et qui rassemble des dizaines d'organisations non-gouvernementales (ONG), des collectifs d'associations, de syndicats et de réseaux de multiples pays.

Le phénomène de la globalisation - et le laxisme des dirigeants politiques - ont favorisé, au cours de la dernière décennie, la mise en place discrète d'une sorte d'exécutif planétaire, de gouvernement réel du monde dont les quatre acteurs principaux sont : le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale, l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et l'OMC. Indifférent au débat démocratique et non soumis au suffrage universel, ce pouvoir informel pilote de fait la Terre et décide souverainement du destin de ses habitants. Sans que nul contre-pouvoir vienne corriger, amender ou repousser ses décisions. Car les contre-pouvoirs traditionnels dans les démocraties - parlements, partis, médias - sont, soient trop locaux, soit très complices. Aussi, pour faire contrepoids à cet exécutif planétaire, chacun sentait confusément le besoin de mettre sur pied un contre-pouvoir mondial.

En reprenant le flambeau de la contestation internationale, les protestataires de Seattle ont en quelque sorte posé la première pierre d'un nouvel espace de représentation mondiale, au sein duquel la société civile planétaire devrait occuper une place centrale.

Oui, Seattle constitue peut-être un tournant. La demande de justice et d'égalité qui telle une lame de fond traverse l'histoire longue de l'humanité, resurgit à cette occasion. Après avoir obtenu les droits politiques, puis les droits sociaux, les citoyens réclament, devant les ravages de la mondialisation, une nouvelle génération de droits, cette fois collectifs : droit à la paix, droit à une nature préservée, droit à la ville, droit à l'information, droit à l'enfance, droit au développement des peuples...

Il est désormais inconcevable que cette société civile naissante ne soit pas mieux associée aux prochaines grandes négociations internationales où seraient discutés des problèmes liés à l'environnement, à la santé, à la suprématie financière, à l'humanitaire, à la diversité culturelle, aux manipulations génétiques, etc.

Car il faut maintenant songer à construire un futur différent. Plus question de se contenter d'un monde où n'existent que deux statuts : le zéro et l'infini. Cinq milliards de personnes vivant dans le besoin, tandis qu'un milliard de privilégiés vivent dans l'opulence.
Il est temps d'admettre qu'un autre monde est possible. Et refonder une nouvelle économie, plus solidaire, basée sur le principe du développement durable et plaçant l'être humain au cœur des préoccupations En commençant par désarmer le pouvoir financier. Le démantèlement de la sphère financière exige une taxation significative des revenus du capital et tout particulièrement des transactions spéculatives sur les marchés des changes par le biais de la taxe Tobin .

Professeur à l'université de Yale, aux Etats-Unis, James Tobin fut l'un des conseillers du président John Kennedy et reçu la Prix Nobel d'économie en 1981. Il a proposé, dès les années 70, la création d'une taxe internationale uniforme de 0,1% sur les transactions en devises. Cette taxe serait extrêmement dissuasive pour les spéculateurs sur le court terme qui effectuent de nombreux allers-retours par jour, d'une monnaie à l'autre. La taxe Tobin limiterait les fluctuations des taux de change, ce qui autoriserait les gouvernements à pratiquer des taux d'intérêt un peu plus faibles que les taux internationaux avec des conséquences positives sur la croissance et l'emploi.

Avec le fonds constitué avec les recettes de cette taxe, qui pourrait être géré par les Nations Unies, et qui est estimé à environ 200 milliards de dollars, il serait possible de financer des programmes sociaux, éducationnels et écologiques en direction des plus démunis de nos concitoyens de la planète. Il suffirait, selon les Nations Unies, de 10% de cette somme pour " dispenser des soins élémentaires à tous, vacciner tous les enfants, éliminer les formes graves et réduire les plus bénignes de malnutrition, et approvisionner tout le monde en eau potable ". Avec seulement 5% de ce même montant on pourrait " offrir un ensemble de services élémentaires de planification familiale à tous les couples qui souhaitent en bénéficier et pour stabiliser la population mondiale en l'an 2015 ". Enfin, avec à peine 3% de ces 200 milliards de dollars on parviendrait " à réduire de moitié l'analphabétisme des adultes, rendre l'enseignement primaire universel, et donner aux femmes des pays pauvres un niveau d'éducation élevé. "

Qu'est-ce qu'on attend alors pour instaurer, à l'échelle planétaire, une taxe Tobin ?

Il convient également de boycotter et supprimer les paradis fiscaux, zones où règne le secret bancaire et qui servent à dissimuler les malversations et autres délits de la criminalité financière.

Il faut imaginer une nouvelle distribution du travail et des revenus dans une économie plurielle dans laquelle le marché occupera seulement une partie de la place, avec un secteur solidaire et un temps libéré de plus en plus important.

Établir un revenu de base inconditionnel pour tous, octroyé à tout individu, dès sa naissance, sans aucune condition de statut familial ou professionnel. Le principe, révolutionnaire, étant que l'on aurait droit à ce revenu d'existence parce qu'on existe, et non pour exister. L'instauration de ce revenu repose sur l'idée que la capacité productive d'une société est le résultat de tout le savoir scientifique et technique accumulé par les générations passées. Aussi, les fruits de ce patrimoine commun doivent-ils profiter à l'ensemble des individus, sous la forme d'un revenu de base inconditionnel. Lequel pourrait s'étendre à toute l'humanité, car d'ores et déjà, le produit mondial équitablement réparti suffirait à assurer une vie confortable à l'ensemble des habitants de la planète.

A cet égard, il faut redonner toute leur place aux pays pauvres du Sud, en mettant fin aux politiques d'ajustement structurel ; en annulant une grande partie de leur dette publique ; en augmentant l'aide au développement et en acceptant que celui-ci n'adopte pas le modèle du Nord, écologiquement insoutenable ; promouvoir des économies autocentrées ; défendre les échanges équitables ; investir massivement dans les écoles, les logements et la santé ; favoriser l'accès à l'eau potable des 1,5 milliard de personnes qui en sont privées ; établir, notamment au Nord, des clauses de protection sociale et environnementale sur les produits importés, qui garantissent des conditions de travail décentes aux salariés du Sud, ainsi que la protection des milieux naturels.

A ce programme il faudrait ajouter d'autres urgences : l'émancipation de la femme à l'échelle planétaire, le principe de précaution contre toutes les manipulations génétiques, le bannissement des pavillons de complaisance dans le transport maritime, etc. Utopies devenues objectifs politiques concrets pour le siècle qui commence. Comment cela s'appelle-t-il, ce moment où un autre monde devient possible ? Cela a un très beau nom. Cela s'appelle l'aurore.

Ignacio Ramonet*
*Ignacio Ramonet est directeur du Monde diplomatique, Paris ; professeur à l'université Paris-VII e président d'honneur d'ATTAC.
Forum Social Mondial 2001
Bibliothèque des Alternatives
Conference presentée durante le IIº Encuentro Internacional de Economístas, realisée en Habana, Cuba, 24 de enero de 20

 




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