Quel est l'état actuel du monde ? Phénomène
central : tous les Etats sont entraînés dans la grande
dynamique de la globalisation. Il s'agit d'une seconde révolution
capitaliste. La globalisation touche les moindres recoins de la
planète, ignorant aussi bien l'indépendance des
peuples que la diversité des régimes politiques.
La Terre connaît ainsi une nouvelle ère de conquête,
comme lors des Découvertes ou des colonisations. Mais,
alors que les acteurs principaux des précédentes
expansions conquérantes étaient les Etats, cette
fois ce sont des entreprises et des conglomérats, des groupes
industriels et financiers privés qui entendent dominer
le monde. Jamais les maîtres de la Terre n'ont été
aussi peu nombreux, ni aussi puissants. Ces groupes sont situés
dans la Triade - Etats-Unis, Europe, Japon -, mais la moitié
d'entre eux sont basés aux Etats-Unis. C'est un phénomène
fondamentalement américain.
Cette concentration du capital et du pouvoir s'est formidablement
accélérée au cours des vingt dernières
années, sous l'effet des révolutions des technologies
de l'information. Un nouveau bond en avant sera effectué
à partir de ce début de millénaire, avec
les nouvelles maîtrises des techniques génétiques
de manipulation de la vie. La privatisation du génome humain
et le brevetage généralisé du vivant, ouvrent
de nouvelles perspectives d'expansion au capitalisme. Une grande
privatisation de tout ce qui touche à la vie et à
la nature se prépare, favorisant l'apparition d'un pouvoir
probablement plus absolu que tout ce qu'on a pu connaître
dans l'histoire.
La mondialisation ne vise pas tant à conquérir
des pays qu'à conquérir des marchés. La préoccupation
de ce pouvoir moderne n'est pas la conquête de territoires
comme lors des grandes invasions ou des périodes coloniales,
mais la prise de possession des richesses.
Cette conquête s'accompagne de destructions impressionnantes.
Des industries entières sont brutalement sinistrées,
dans toutes les régions. Avec les souffrances sociales
qui en résultent : chômage massif, sous-emploi, précarité,
exclusion. Surexploitation des hommes, des femmes, et - plus scandaleux
encore - des enfants : 300 millions d'enfants sont exploités,
dans des conditions d'une brutalité sans précédent.
La mondialisation c'est aussi le pillage planétaire. Les
grands groupes saccagent l'environnement avec des moyens démesurés
; ils tirent profit des richesses de la nature qui sont le bien
commun de l'humanité ; et le font sans scrupule et sans
frein. Cela s'accompagne également d'une criminalité
financière liée aux milieux d'affaires, et aux grandes
banques qui recyclent des sommes dépassant les 1000 milliards
de dollars par an, c'est-à-dire davantage que le produit
national brut d'un tiers de l'humanité.
La marchandisation généralisée de mots et
des choses, des corps et des esprits, de la nature et de la culture
provoque une aggravation des inégalités. Nous savions
que le fossé entre les riches et les pauvres s'était
creusé aux cours des deux décennies ultralibérales
(1979-1999), mais comment imaginer qu'il l'était à
ce point ? Car on découvre que si " en 1960, les 20%
de la population mondiale vivant dans les pays les plus riches
avaient un revenu 30 fois supérieur à celui des
20% les plus pauvres. En 1995, leur revenu était 82 fois
supérieur ( )! ". Dans plus de 70 pays, le revenu
par habitant est inférieur à ce qu'il était
il y a vingt ans... A l'échelle planétaire, près
de 3 milliards de personnes - la moitié de l'humanité
- vivent avec moins de 2 dollars US par jour...
L'abondance de biens atteint des niveaux sans précédent
mais le nombre de ceux qui n'ont pas de toit, pas de travail et
pas assez à manger augmente sans cesse. Ainsi, sur les
4,5 milliards d'habitants que comptent les pays en voie de développement,
près d'un tiers n'ont pas accès à l'eau potable.
Un cinquième des enfants n'absorbent pas suffisamment de
calories ou de protéines. Et quelque 2 milliards d'individus
- le tiers de l'humanité - souffrent d'anémie.
Cette situation est-elle fatale ? Non. Selon les Nations unies,
pour donner à toute la population du globe l'accès
aux besoins de base (nourriture, eau potable, éducation,
santé) il suffirait de prélever, sur les 225 plus
grosses fortunes du monde, moins de 4% de la richesse cumulée.
Parvenir à la satisfaction universelle des besoins sanitaires
et nutritionnels essentiels ne coûterait que 13 milliards
de dollars, soit à peine ce que les habitants des Etats-Unis
et de l'Union européenne dépensent, par an, en consommation
de parfums...
A l'heure actuelle, les structures étatiques, de même
que les structures sociales traditionnelles sont balayées
de façon désastreuse. Un peu partout, surtout dans
les pays du Sud, l'Etat s'effondre. Des zones de non-droit, des
entités chaotiques ingouvernables se développent,
échappent à toute légalité, replongent
dans un état de barbarie où seuls des groupes de
pillards sont en mesure d'imposer leur loi, en rançonnant
les populations civiles. Des dangers de nouveau type apparaissent
: crime organisé, réseaux mafieux, fanatismes religieux
ou ethniques, spéculation financière, grande corruption,
extension des nouvelles pandémies (sida, virus ébola,
Creuzfeld-Jacob, etc.), pollutions de forte intensité,
dérèglements climatiques, effet de serre, désertification,
prolifération nucléaire, etc.
L'un des rtesponsables centraux de ces désordres de fin
de siècle, est, sans aucun doute, la globalisation. C'est
elle qui constitue la caractéristique principale du cycle
historique dans lequel nous sommes entrés après
la chute du mur de Berlin en novembre 1989 et la disparition de
l'Union soviétique en décembre 1991. La puissance
de la mondialisation est telle qu'elle nous contraint à
redéfinir des concepts fondamentaux sur lesquels reposait
l'édifice politique et démocratique bâtit
à la fin du XVIIIè siècle, des concepts comme
Etat-nation, souveraineté, indépendance, démocratie,
Etat-providence et citoyenneté.
Dans son actuelle phase ultralibérale, le capitalisme
transforme tout ce qu'il touche en marchandise ; il désintègre
les anciennes communautés et disperse les existences dans
une "foule solitaire".
La nouvelle hiérarchie des Etats qui se dessine dans le
monde se fonde moins sur la puissance militaire pour le contrôle
des matières premières, que sur l'aptitude à
maîtriser les changements technologiques en cours, et à
dominer la sphère financière.
Qu'est-ce que la globalisation?
C'est l'interdépendance de plus en plus étroite
des économies de nombreux pays. Elle concerne surtout le
secteur financier, parce que la liberté de circulation
des flux financiers est totale, et fait que ce secteur domine,
de loin, la sphère de l'économie.
Tout comme les grandes banques dictèrent, au XIXe siècle,
leur attitude à de nombreux pays, ou comme les entreprises
multinationales le firent entre les années 60 et 80, les
fonds privés des marchés financiers tiennent désormais
en leur pouvoir le destin de beaucoup de pays. Et, dans une certaine
mesure, le sort économique du monde.
Les marchés financiers sont désormais en mesure
de dicter leurs lois aux Etats. Dans ce nouveau paysage politico-économique,
le global l'emporte sur le national, et l'entreprise privée
sur l'Etat. Il n'y a plus, pour ainsi dire, de redistribution,
et le seul acteur de développement, nous dit-on, est l'entreprise
privée, la seule reconnue comme compétitive à
l'échelle internationale. Et donc la seule autour de laquelle
tout, nous affirme-t-on, doit se réordonner.
Dans une économie mondialisée, ni le capital, ni
le travail, ni les matières premières ne constituent,
en soi, le facteur économique déterminant. L'important
c'est la relation optimale entre ces trois facteurs. Pour établir
cette relation, une firme ne tient compte ni des frontières,
ni des réglementations, mais seulement de l'exploitation
intelligente qu'elle peut faire de l'information, de l'organisation
du travail et de la révolution de la gestion. Cela entraîne
souvent une fracture des solidarités au sein d'un même
pays. On en arrive ainsi au divorce entre l'intérêt
de l'entreprise et l'intérêt de la collectivité,
entre la logique du marché et celle de la démocratie.
· Les firmes globales ne se sentent, en la matière,
nullement concernées ; elles sous-traitent et vendent dans
le monde entier ; et revendiquent un caractère supranational
qui leur permet d'agir avec une grande liberté puisqu'il
n'existe pas, pour ainsi dire, d'institutions internationales
à caractère politique, économique ou juridique
en mesure de réglementer efficacement leur comportement.
· La globalisation constitue une immense rupture économique,
politique et culturelle. Elle soumet les citoyens à un
diktat unique : s'"adapter". Abdiquer de toute volonté,
pour mieux obéir aux injonctions anonymes des marchés.
Elle constitue l'aboutissement ultime de l'économisme :
construire un homme "mondial", vidé de culture,
de sens et de conscience de l'autre. Et imposer l'idéologie
néolibérale à toute la planète.
Dans les démocraties actuelles, de plus en plus de citoyens
libres se sentent englués par une sorte de visqueuse doctrine
qui, insensiblement, enveloppe tout raisonnement rebelle, l'inhibe,
le trouble, le paralyse et finit par l'étouffer. Cette
doctrine, cette pensée unique, c'est l'idéologie
néolibérale, la seule autorisée par une invisible
et omniprésente police de la pensée.
Ce moderne dogmatisme représente les intérêts
d'un ensemble de forces économiques, celles, en particulier,
du capital international. Il a été formulé
et défini dès 1944, à l'occasion des accords
de Bretton-Woods. Ses sources principales sont les grandes institutions
économiques et monétaires - Banque mondiale, Fonds
monétaire international, Organisation de coopération
et de développement économique, OCDE, Organisation
mondiale du commerce, Commission européenne, banque centrale
européenne, etc. - qui, par leur financement, enrôlent
au service de leurs idées, à travers toute la planète,
de nombreux centres de recherches, des universités, des
fondations, lesquels, à leur tour, affinent et répandent
la bonne parole.
Celle-ci est reprise et reproduite par les principaux organes
d'information économique. Un peu partout, des facultés
de sciences économiques, des journalistes, des essayistes,
des dirigeants politiques enfin, reprennent les principaux commandements
de ces nouvelles tables de la loi et, par le relais des grands
médias de masse, les répètent à satiété.
Sachant pertinemment que, dans nos sociétés médiatiques,
répétition vaut démonstration.
Le premier principe de l'idéologie néolibérale
est d'autant plus fort qu'un marxiste distrait ne le renierait
pas : l'économique l'emporte sur le politique. Au nom du
"réalisme" et du "pragmatisme" - que
les libéraux formulent de la manière suivante: "Le
capitalisme ne peut s'effondrer, c'est l'état naturel de
la société. La démocratie n'est pas l'état
naturel de la société. Le marché oui."
- l'économie est placée au poste de commandement.
Une économie débarrassée de l'obstacle du
social, sorte de " gangue " dont la lourdeur serait
cause de régression et de crise.
Les autres concepts-clés de l'idéologie néolibérale
sont connus : le marché, dont "la main invisible corrige
les aspérités et les dysfonctionnements du capitalisme",
et tout particulièrement les marchés financiers
dont "les signaux orientent et déterminent le mouvement
général de l'économie"; la concurrence
et la compétitivité qui "stimulent et dynamisent
les entreprises les amenant à une permanente et bénéfique
modernisation"; le libre-échange sans rivages, "facteur
de développement ininterrompu du commerce et donc des sociétés";
la mondialisation, aussi bien de la production manufacturière
que des flux financiers ; la division internationale du travail
qui "modère les revendications syndicales et abaisse
les coûts salariaux" ; la monnaie forte, "facteur
de stabilisation" ; la déréglementation ; la
privatisation ; la libéralisation, etc. Toujours "moins
d'Etat", un arbitrage constant en faveur des revenus du capital
au détriment de ceux du travail. Et une indifférence
à l'égard des coûts écologiques.
La répétition constante, dans tous les médias,
de ce catéchisme par presque toutes les forces politiques,
de droite comme de gauche, lui confère une telle force
d'intimidation qu'il étouffe toute tentative de réflexion
libre, et rend difficile la résistance contre ce nouvel
obscurantisme que nous avons appelé : pensée unique..
Le plus grave, dans cette mondialisation, c'est évidemment
qu'elle condamne par avance - au nom du "réalisme"
- toute velléité de résistance ou même
de dissidence. Sont ainsi frappés d'opprobre ou définis
comme "archaïques" tous sursauts républicains,
toutes recherches d'alternatives, toutes tentatives de régulation
démocratique, toutes critiques du marché.
La mondialisation érige la compétition en la seule
force motrice : "Qu'on soit un individu, une entreprise ou
un pays - a déclaré, au Forum de Davos, par exemple,
M. Helmut Maucher, patron de Nestlé - l'important pour
survivre dans ce monde, c'est d'être plus compétitif
que son voisin." Et malheur au gouvernement qui ne suivrait
pas cette ligne : "Les marchés le sanctionneraient
immédiatement - a averti M. Hans Tietmeyer, ancien président
de la Bundesbank - car les hommes politiques sont désormais
sous le contrôle des marchés financiers." Comme
a pu le constater, à Davos, en 1996, M. Marc Blondel, secrétaire
général du syndicat français Force ouvrière
: " Les pouvoirs publics ne sont, au mieux, qu'un sous-traitant
de l'entreprise. Le marché gouverne. Le gouvernement gère."
Et c'est que le rôle de l'Etat, dans une économie
globale, est inconfortable. Il ne contrôle plus les changes,
ni les flux d'argent, d'informations, ou de marchandises. L'État
n'est plus totalitaire, mais l'économie, à l'âge
de la globalisation, tend de plus en plus à le devenir.
On appelait, dans les années 30, "régimes
totalitaires" ces régimes à parti unique qui
n'admettaient aucune opposition organisée, négligeaient
les droits de la personne humaine au nom de la raison d'Etat,
et dans lesquels le pouvoir politique dirigeait souverainement
la totalité des activités de la société
dominée.
A ces régimes, de type fasciste, hitlérien ou
stalinien, succède, en cette fin de siècle, un autre
type de totalitarisme, celui des "régimes globalitaires".
Reposant sur les dogmes de la globalisation et de l'idéologie
néolibérale, ils n'admettent aucune autre politique
économique, négligent les droits sociaux du citoyen
au nom de la raison compétitive, et abandonnent aux marchés
financiers la direction totale des activités de la société
dominée.
Dans nos sociétés déboussolées, les
gens n'ignorent pas la puissance de ce nouveau totalitarisme.
Selon une récente enquête d'opinion, 64% des personnes
interrogées estimaient que "ce sont les marchés
financiers qui ont le plus de pouvoir aujourd'hui en France ",
devant "les hommes politiques" (52%) et "les médias"
(50%).
La globalisation a tué le marché national qui est
l'un des fondements du pouvoir de l'Etat-nation. En l'annulant,
elle a modifié le capitalisme national et diminué
le rôle des pouvoirs publics. Les Etats n'ont plus les moyens
de s'opposer aux marchés. Ils sont dépourvus de
moyens pour freiner les flux formidables de capitaux, ou pour
contrer l'action des marchés contre ses intérêts
et ceux de leurs citoyens. Les gouvernants acceptent, en général,
de respecter les consignes de politique économique que
définissent des organismes mondiaux comme le Fonds monétaire
international (FMI), la Banque mondiale, ou l'Organisation mondiale
du commerce (OMC) qui exercent une véritable dictature
sur la politique des Etats.
En favorisant, au cours des deux dernières décennies,
le libre flux de capitaux et les privatisations massives, des
responsables politiques ont permis le transfert de décisions
capitales (en matière d'investissement, d'emploi, de santé,
d'éducation, de culture, de protection de l'environnement)
de la sphère publique à la sphère privée.
C'est pourquoi, à l'heure actuelle déjà,
sur les deux cents premières économies du monde,
plus de la moitié ne sont pas des pays mais des entreprises.
Dans les années 70, le nombre de sociétés
multinationales n'excédait pas plusieurs centaines ; aujourd'hui
leur nombre frôle les 40.000... Et si l'on considère
le chiffre d'affaires global des 200 principales entreprises de
la planète, son montant représente plus du quart
de l'activité économique mondiale ; et pourtant,
ces 200 firmes emploient moins de 0,75% de la main-d'uvre
planétaire...
En raison des fusions, le nombre de firmes géantes dont
le poids l'emporte parfois sur celui des Etats, se multiplie.
Le chiffre d'affaires de General Motors est supérieur au
PIB du Danemark ; celui d'Exxon-Mobil depasse le PIB de l'Autriche.
Chacune des 100 principales entreprises globales vend plus que
n'exporte chacun des 120 pays les plus pauvres. Et les 23 entreprises
les plus puissantes vendent plus que certains " géants
" du Sud comme l'Inde, le Brésil, l'Indonésie
ou le Mexique. Ces grandes firmes contrôlent 70% du commerce
mondial...
Les dirigeants de ces entreprises ainsi que ceux des grands groupes
financiers et médiatiques détiennent la réalité
du pouvoir et, par le biais de leurs puissants lobbies, pèsent
de tout leur poids sur les décisions politiques. Ils confisquent
à leur profit la démocratie.
Les acteurs principaux de l'économie financière
(dont le volume est cinquante fois supérieur à celui
de l'économie réelle), c'est-à-dire les principaux
fonds de pensions américains, britanniques et japonais,
dominent les marchés financiers. Face à eux, le
poids des Etats, quels qu'ils soient, devient presque négligeable.
De plus en plus de petits pays, qui ont massivement vendu leurs
entreprises publiques au secteur privé, sont devenus, de
fait, la propriété de grands groupes multinationaux.
Ceux-ci dominent des pans entiers de l'économie du Sud
; ils se servent des Etats locaux pour exercer des pressions au
sein des forums internationaux et obtenir les décisions
politiques les plus favorables à la poursuite de leur domination
globale.
Dans notre planète, le cinquième le plus riche
de la population dispose de 80% des ressources, tandis que le
cinquième le plus pauvre ne dispose que de moins de 0,5%...
Fascinés par le court terme et le profit immédiat,
les marchés sont incapables de prévoir le futur,
d'anticiper l'avenir des hommes et de l'environnement, de planifier
l'extension des villes, de réduire les inégalités,
de soigner les fractures sociales.
Qui sont, en cette fin de siècle, les vrais maîtres
du monde? Ceux-ci ne constituent nullement, comme l'imaginent
certains, une sorte d'état-major clandestin complotant
dans l'ombre pour conquérir le contrôle politique
de la Terre. Il s'agit plutôt de forces oeuvrant à
leur guise grâce à la stricte application de la vulgate
néolibérale. Qui obéissent à des mots
d'ordre précis et dont le slogan totalitaire pourrait être
: "Tous les pouvoirs aux marchés!"
" Les marchés votent tous les jours, estime M. George
Soros, financier multimilliardaire, ils forcent les gouvernements
à adopter des mesures impopulaires certes, mais indispensables.
Ce sont les marchés qui ont le sens de l'Etat." Ce
que constate également M. Boutros Boutros-Ghali, ex-secrétaire
général des Nations Unies : " La réalité
du pouvoir mondial échappe largement aux Etats. Tant il
est vrai que la globalisation implique l'émergence de nouveaux
pouvoirs qui transcendent les structures étatiques ."
Dans ces circonstances, la question de l'aggiornamento démocratique,
de la réforme de ce modèle, se pose donc de manière
nouvelle. Et urgente. Une architecture politique conçue,
pour l'essentiel, au cours de la seconde moitié du XVIIIe
siècle, en Angleterre, aux Etats-Unis et en France sur
la base des exemples antiques grec et romain, a nécessairement
besoin d'une refondation. Certes, des modifications, parfois capitales
(comme l'abolition de l'esclavage, la fin du suffrage censitaire,
le vote des femmes), ont été apportées, mais
chacun sent bien que le système est usé, qu'il tourne
en rond et s'éloigne des préoccupations des citoyens.
Ceux-ci sont de plus en plus nombreux à réclamer
une "démocratie radicale" dans laquelle non seulement
les droits politiques seraient respectés, mais également
les droits sociaux et les droits économiques. Les citoyens
ne peuvent plus intervenir efficacement, par leur vote, dans des
domaines décisifs, désormais placés hors
de leur portée. L'économie notamment, est de plus
en plus déconnectée du social et ses décideurs
refusent d'assumer les conséquences (chômage, paupérisation,
exclusions, inégalités) provoquées par l'adoption
du dogme de la globalisation.
En Europe, dans son fonctionnement ordinaire, la démocratie
tourne souvent le dos aux fondements du contrat social, et accepte
l'apparition de presque dix-huit millions de chômeurs et
de cinquante millions de pauvres... Dans certains Etats "démocratiques"
se construit, sous nos yeux, une société de rentiers
doublée d'une société d'exploités...Il
se vérifie, de nouveau, que le capitalisme est compatible
avec l'esclavage, alors que la démocratie suppose l'égalité
de droits.
Est-il étonnant que de plus en plus de citoyens dénoncent
cette démocratie comme une "imposture"? Qu'ils
la considèrent trahie et confisquée par un petit
groupe de privilégiés?
Le libéralisme, de son côté, ne semble pas
recueillir la sympathie massive des citoyens. Appliqué
avec une rigueur implacable au cours de la décennie 80
au Royaume-Uni par Mme Margaret Thatcher, cette doctrine économico-politique
a entraîné des conséquences sociales : aggravation
des inégalités, augmentation du chômage, désindustrialisation,
dégradation des services publics, délabrement des
équipements collectifs... Tous ces problèmes, selon
les prophètes du monétarisme, devaient être
automatiquement résolus par "la main invisible du
marché", et par la croissance macro-économique.
Les meilleurs experts estimaient que grâce à la déréglementation,
à l'abolition du contrôle des changes, à la
globalisation financière, et à la mondialisation
du commerce, l'expansion serait perpétuelle.
En fait, on a construit une société duale avec,
d'un côté, un groupe de privilégiés,
d'hyperactifs et, de l'autre, la foule innombrable des précaires,
des chômeurs et des exclus. Même l'hyperpuissance,
à l'âge du néolibéralisme, ne garantit
nullement à tous les citoyens un niveau de développement
humain satisfaisant. Il y a, aux Etats-Unis, 32 millions de personnes
dont l'espérance de vie est inférieure aux 60 ans,
40 millions sans protection médicale, 46 millions vivant
en dessous du seuil de pauvreté et 52 millions d'illétrés...
A l'échelle du monde, la pauvreté est la règle
et l'aisance l'exception. Les inégalités sont devenues
l'une des grandes caractéristiques structurelles de l'ère
de la mondialisation. Et elles s'aggravent, éloignant toujours
plus les riches des pauvres. Des estimations récentes montrent
que les 225 plus grosses fortunes du monde représentent
un total de plus de mille milliards de dollars, soit l'équivalent
du revenu annuel de 47% des plus pauvres de la population mondiale
(2,5 milliards de personnes). Des individus sont désormais
plus riches que des Etats : le patrimoine des 15 personnes les
plus fortunées dépasse le PIB total de l'ensemble
de l'Afrique subsaharienne...
Malgré cela on nous répète qu'il n'y a
pas d'autre voie de salut. Le marché dicte le vrai, le
beau, le bien, le juste. Les "lois du marché"
sont devenues la nouvelle Table à révérer
: elles sont déterminées par la célèbre
"main invisible" qui règle et ordonne toutes
les transactions d'un monde interconnecté. S'écarter
de ces lois serait, nous dit-on, s'acheminer fatalement vers la
ruine et le dépérissement.
Les Etats se sont volontairement privés des armes permettant
de freiner les flux de capitaux et de s'opposer à l'action
des spéculateurs.
La globalisation financière consacre la suprématie
des forces du marché sur les politiques économiques.
Désormais, ce sont les marchés qui décident
si les politiques économiques nationales sont bonnes ou
non. Les autorités ne peuvent plus grand chose face à
la puissance de la spéculation. Le Japon, par exemple,
qui possède la plus importante réserve de devises
du monde, plus de 200 milliards de dollars, ne pèse pas
grand chose face à la puissance de frappe financière
des trois premiers fonds de pension américains, plus de
500 milliards de dollars.
La globalisation a favorisé une gigantesque dilatation
de la sphère financière : le montant des transactions
sur le marché des changes (là où s'échangent
les devises) a été multiplié par 5 depuis
1980 pour atteindre plus de 1 500 milliards de dollars par jour
! Le montant des transactions financières internationales
est cinquante fois plus important que la valeur du commerce international
portant sur les marchandises et les services. Le montant des actifs
détenus par les investisseurs institutionnels (assurances,
fonds de pension, etc.) dépasse les 25 000 milliards de
dollars, soit plus que la totalité des richesses produites
en une année par le monde entier. Plus de 60% des actions
cotées à la Bourse de Paris sont détenues
par des investisseurs institutionnels, étrangers pour plus
de la moitié.
Si un gouvernement, démocratiquement élu, souhaite
réaliser une politique favorable à la croissance
et à l'emploi, quitte à rogner sur les profits et
à tolérer un léger redémarrage de
l'inflation, ces investisseurs sanctionnent immédiatement
le pays, soit en attaquant la monnaie, soit en vendant massivement
les titres de ses entreprises. Cette réaction brutale provoque
une crise financière et rend impossible l'application d'un
politique démocratiquement souhaitée par les citoyens.
Ceux-ci multiplient les mobilisations contre les nouveaux pouvoirs,
ils restent convaincus que, au fond, le but de la mondialisation,
en cette aube du nouveau millénaire, c'est la destruction
du collectif, l'appropriation par le marché et le privé,
des sphères publique et sociale. Et ils sont décidés
à s'y opposer, comme on l'a vu, début décembre
1999, à l'occasion du sommet de l'Organisation mondiale
du commerce (OMC) à Seattle.
Trop longtemps dépossédés de leur parole
et de leurs choix, des citoyens ont dit avec force, à Seattle
: " Assez! ". Assez d'accepter la mondialisation comme
une fatalité. Assez de voir le marché décider
à la place des élus. Assez de voir le monde transformé
en marchandise. Assez de subir, de se résigner, de se soumettre.
La grande victoire sur l'Organisation mondiale du commerce (OMC)
est largement à mettre sur le compte de ce qui apparaît
comme un embryon de société civile internationale
et qui rassemble des dizaines d'organisations non-gouvernementales
(ONG), des collectifs d'associations, de syndicats et de réseaux
de multiples pays.
Le phénomène de la globalisation - et le laxisme
des dirigeants politiques - ont favorisé, au cours de la
dernière décennie, la mise en place discrète
d'une sorte d'exécutif planétaire, de gouvernement
réel du monde dont les quatre acteurs principaux sont :
le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale,
l'Organisation de coopération et de développement
économiques (OCDE) et l'OMC. Indifférent au débat
démocratique et non soumis au suffrage universel, ce pouvoir
informel pilote de fait la Terre et décide souverainement
du destin de ses habitants. Sans que nul contre-pouvoir vienne
corriger, amender ou repousser ses décisions. Car les contre-pouvoirs
traditionnels dans les démocraties - parlements, partis,
médias - sont, soient trop locaux, soit très complices.
Aussi, pour faire contrepoids à cet exécutif planétaire,
chacun sentait confusément le besoin de mettre sur pied
un contre-pouvoir mondial.
En reprenant le flambeau de la contestation internationale, les
protestataires de Seattle ont en quelque sorte posé la
première pierre d'un nouvel espace de représentation
mondiale, au sein duquel la société civile planétaire
devrait occuper une place centrale.
Oui, Seattle constitue peut-être un tournant. La demande
de justice et d'égalité qui telle une lame de fond
traverse l'histoire longue de l'humanité, resurgit à
cette occasion. Après avoir obtenu les droits politiques,
puis les droits sociaux, les citoyens réclament, devant
les ravages de la mondialisation, une nouvelle génération
de droits, cette fois collectifs : droit à la paix, droit
à une nature préservée, droit à la
ville, droit à l'information, droit à l'enfance,
droit au développement des peuples...
Il est désormais inconcevable que cette société
civile naissante ne soit pas mieux associée aux prochaines
grandes négociations internationales où seraient
discutés des problèmes liés à l'environnement,
à la santé, à la suprématie financière,
à l'humanitaire, à la diversité culturelle,
aux manipulations génétiques, etc.
Car il faut maintenant songer à construire un futur différent.
Plus question de se contenter d'un monde où n'existent
que deux statuts : le zéro et l'infini. Cinq milliards
de personnes vivant dans le besoin, tandis qu'un milliard de privilégiés
vivent dans l'opulence.
Il est temps d'admettre qu'un autre monde est possible. Et refonder
une nouvelle économie, plus solidaire, basée sur
le principe du développement durable et plaçant
l'être humain au cur des préoccupations En
commençant par désarmer le pouvoir financier. Le
démantèlement de la sphère financière
exige une taxation significative des revenus du capital et tout
particulièrement des transactions spéculatives sur
les marchés des changes par le biais de la taxe Tobin .
Professeur à l'université de Yale, aux Etats-Unis,
James Tobin fut l'un des conseillers du président John
Kennedy et reçu la Prix Nobel d'économie en 1981.
Il a proposé, dès les années 70, la création
d'une taxe internationale uniforme de 0,1% sur les transactions
en devises. Cette taxe serait extrêmement dissuasive pour
les spéculateurs sur le court terme qui effectuent de nombreux
allers-retours par jour, d'une monnaie à l'autre. La taxe
Tobin limiterait les fluctuations des taux de change, ce qui autoriserait
les gouvernements à pratiquer des taux d'intérêt
un peu plus faibles que les taux internationaux avec des conséquences
positives sur la croissance et l'emploi.
Avec le fonds constitué avec les recettes de cette taxe,
qui pourrait être géré par les Nations Unies,
et qui est estimé à environ 200 milliards de dollars,
il serait possible de financer des programmes sociaux, éducationnels
et écologiques en direction des plus démunis de
nos concitoyens de la planète. Il suffirait, selon les
Nations Unies, de 10% de cette somme pour " dispenser des
soins élémentaires à tous, vacciner tous
les enfants, éliminer les formes graves et réduire
les plus bénignes de malnutrition, et approvisionner tout
le monde en eau potable ". Avec seulement 5% de ce même
montant on pourrait " offrir un ensemble de services élémentaires
de planification familiale à tous les couples qui souhaitent
en bénéficier et pour stabiliser la population mondiale
en l'an 2015 ". Enfin, avec à peine 3% de ces 200
milliards de dollars on parviendrait " à réduire
de moitié l'analphabétisme des adultes, rendre l'enseignement
primaire universel, et donner aux femmes des pays pauvres un niveau
d'éducation élevé. "
Qu'est-ce qu'on attend alors pour instaurer, à l'échelle
planétaire, une taxe Tobin ?
Il convient également de boycotter et supprimer les paradis
fiscaux, zones où règne le secret bancaire et qui
servent à dissimuler les malversations et autres délits
de la criminalité financière.
Il faut imaginer une nouvelle distribution du travail et des
revenus dans une économie plurielle dans laquelle le marché
occupera seulement une partie de la place, avec un secteur solidaire
et un temps libéré de plus en plus important.
Établir un revenu de base inconditionnel pour tous, octroyé
à tout individu, dès sa naissance, sans aucune condition
de statut familial ou professionnel. Le principe, révolutionnaire,
étant que l'on aurait droit à ce revenu d'existence
parce qu'on existe, et non pour exister. L'instauration de ce
revenu repose sur l'idée que la capacité productive
d'une société est le résultat de tout le
savoir scientifique et technique accumulé par les générations
passées. Aussi, les fruits de ce patrimoine commun doivent-ils
profiter à l'ensemble des individus, sous la forme d'un
revenu de base inconditionnel. Lequel pourrait s'étendre
à toute l'humanité, car d'ores et déjà,
le produit mondial équitablement réparti suffirait
à assurer une vie confortable à l'ensemble des habitants
de la planète.
A cet égard, il faut redonner toute leur place aux pays
pauvres du Sud, en mettant fin aux politiques d'ajustement structurel
; en annulant une grande partie de leur dette publique ; en augmentant
l'aide au développement et en acceptant que celui-ci n'adopte
pas le modèle du Nord, écologiquement insoutenable
; promouvoir des économies autocentrées ; défendre
les échanges équitables ; investir massivement dans
les écoles, les logements et la santé ; favoriser
l'accès à l'eau potable des 1,5 milliard de personnes
qui en sont privées ; établir, notamment au Nord,
des clauses de protection sociale et environnementale sur les
produits importés, qui garantissent des conditions de travail
décentes aux salariés du Sud, ainsi que la protection
des milieux naturels.
A ce programme il faudrait ajouter d'autres urgences : l'émancipation
de la femme à l'échelle planétaire, le principe
de précaution contre toutes les manipulations génétiques,
le bannissement des pavillons de complaisance dans le transport
maritime, etc. Utopies devenues objectifs politiques concrets
pour le siècle qui commence. Comment cela s'appelle-t-il,
ce moment où un autre monde devient possible ? Cela a un
très beau nom. Cela s'appelle l'aurore.
Ignacio Ramonet*
*Ignacio Ramonet est directeur du Monde diplomatique, Paris ;
professeur à l'université Paris-VII e président
d'honneur d'ATTAC.
Forum Social Mondial 2001
Bibliothèque des Alternatives
Conference presentée durante le IIº Encuentro Internacional
de Economístas, realisée en Habana, Cuba, 24 de
enero de 20
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