Quelques premières réflexions
en vue d'une consolidation de ses fondements théoriques
François Chesnais, stabilité et création
d'emploi: un défi pour le dialogue social en Europe situe
son propos: quelles "coordination et concertation entre
partenaires sociaux" inventer et établir, dans l'Union
européenne, tenant compte de ses "exigences strictes"
(Traité de Maastricht et Pacte de stabilité d'Amsterdam)?
Dans quel but ce "dialogue social" devrait-il se renouer
? Pour "maintenir un modèle social européen"
qui permette de marier les exigences des grandes firmes, leurs
"besoins de flexibilité" avec la création
d'emplois aussi bien à La Villette que dans d'autres
forums. Le but de ce texte, encore plein de coquilles, est de
susciter l'échange et le débat. Nous espérons
qu'il sera lu ainsi.
1. Introduction
" Le mouvement anti-mondialiste a-t-il un avenir ? "
Telle est la manchette d'une revue parue en France ce mois de
novembre. Nous ne nous arrêterons pas longuement sur le
terme dont nos adversaires affublent un mouvement qui est bel
et bien international, donc " mondialiste ", mais
qui combat de façon consciente un régime économique
international qui soumet l'existence et l'avenir des peuples
au marché et au profit. La réponse à la
question posée par la revue, ne peut, bien évidemment,
être qu'affirmative. Le mouvement a emporté au
moins deux succès de premier plan - le retrait du projet
d'Accord Multilatéral sur l'Investissement (l'AMI) et
la mise en échec à Seattle du projet de lancement
des Négociations du Millénaire (le " Millennium
Round). Il faut y ajouter la campagne pour l'instauration de
la taxe Tobin. Lancée voici trois ans par ATTAC, elle
a d'ores et déjà abouti à des résultats
politiques intéressants et instructifs. Ils méritent
qu'on s'y attarde un instant.
Aucun pays ou grande zone économique et monétaire
n'a encore adopté la taxe. Pourtant la campagne a clarifié
considérablement les enjeux politiques et sociaux, ainsi
que fiscaux et re-distributifs. Un nombre croissant d'économistes
et d'hommes politiques, par ailleurs peu enclins par une posture
radicale, reconnaît que la taxe Tobin est tout à
fait faisable et qu'elle apporterait un élément
de stabilisation de la finance mondiale[1]1. Mais pour les "
grands décideurs mondiaux " et ceux qui les soutiennent,
la démonstration de la faisabilité de la taxe
Tobin importe peu. Il y a deux raisons à leur refus :
le fait que l'adoption de la taxe et sa mise en uvre apparaîtraient
à la fois comme une concession majeure à un vaste
mouvement international venu d'en bas -- à un mouvement
démocratique et social bénéficiant d'un
appui populaire -- et comme un premier pas d'un ensemble de
mesures visant à brider la liberté des investisseurs
financiers. Mais ce refus ne peut que renforcer la détermination
de ceux qui combattent pour la taxe et un système fiscal
en syntonie avec les caractères de la mondialisation
financière. Il les conduira à s'intéresser
toujours de plus près aux fondements économiques
et sociaux de la finance libéralisée et mondialisée.
Les hommes politiques et les économistes qui se feront,
au nom de " l'irréversibilité de la mondialisation
", les défenseurs d'une finance parasitaire et prédatrice
et qui continueront à plaider le dossier de " l'infaisabilité
de la taxe " au sein des ministères des finances
et autres conseils d'analyse économique, accroîtront
leur discrédit.
Mais il y a d'autres campagnes du mouvement anti-mondialisation
plus difficiles à mener -- du moins du point de vue de
l'explication et de la communication -- soit que les questions
sont moins ciblées, soit qu'elles se déroulent
sur des terrains où les défenseurs de la mondialisation
actuelle - celle qui se fait sous domination des transnationales
et des fonds de pension et de placements financiers des pays
les plus riches de la planète -- ont des moyens de défense
et de contre-attaque beaucoup plus forts. Elles sont aussi parfois
rendues plus difficiles par l'absence de clairvoyance et de
courage politique de la part de certaines organisations politiques
et syndicales qui s'affichent pourtant aux côtés
du mouvement " anti-mondialiste ". La transformation
des régimes de retraite et l'épargne salariale
en sont des exemples, contre-réformes néo-conservatrices
qui ont été et continuent à être
orchestrées par la Banque mondiale, l'OCDE et l'Union
européenne.
C'est sur des questions où les campagnes sont moins
aisées à mener que sur la taxe Tobin que la suite
de cette note se centre. Dans bien des cas, il n'y a pas d'autre
choix que d'accepter le terrain de l'adversaire pour mener le
combat. Mais il faut alors avoir conscience que celui-ci aura
très souvent les moyens de tirer les leçons des
échecs momentanés qu'il a pu subir et de reprendre
l'offensive. Un bon exemple est la manière dont les dispositions
à partir desquelles la négociation sur la libéralisation
du commerce des services (AGCS) a commencé à Genève
cet automne, réitèrent une bonne part de celles
qui étaient contenues dans l'AMI.
Par leur action, les différentes associations et les
différents groupements qui composent le " mouvement
anti-mondialiste " ont commencé à créer
entre elles, ce que des politologues ont commencé à
nommer un " espace public international alternatif ".
Des centaines de milliers de femmes et d'hommes de par le monde
se tournent vers l'entité aux contours encore incertains,
mais aux buts si vitaux, que constituent le mouvement. Celui-ci
a éveillé déjà, en très peu
de temps, de très grands espoirs. Ces espoirs sont souvent
diffus. La volonté de " créer un autre monde
" que celui qui nous est proposé par les "
maîtres du monde ", s'exprime de façon confuse,
incertaine, ce qui traduit aussi bien l'impact de la fin d'une
phase historique du mouvement ouvrier traditionnel (celui qui
est né dans les années 1890 et qui s'étiole
dans le cours des années 1980), que les reculs et défaites
infligés par le capital aux salariés et aux salariées
et à leurs diverses organisations, à l'échelle
internationale.
Les attentes n'en sont pas moins immenses. Il nous semble que
l'unique manière de ne pas décevoir ces attentes
est d'entamer sans tarder un débat sur les façons
de consolider les bases théoriques du mouvement, comme
d'en clarifier les frontières politiques. Ceci pourrait
permettre de réduire le nombre de fois où l'on
se place sur le terrain de l'adversaire pour le contrer. Ce
dont il s'agirait serait de mener le combat plus souvent qu'aujourd'hui
en pouvant récuser les postulats et les approches du
discours dominant, ainsi que de clarifier comment " un
autre monde est possible ". Au même titre se pose,
de façon urgente, la construction d'un espace social
et syndical, pour le débat et pour l'action, qui ait
une dimension européenne et mondiale.
Le fait que deux des organisations qui ont convoqué
et pris en charge ce rassemblement et ces débats, Espaces
Marx et Actuel Marx se réclament du travail théorique
de Marx et d'Engels est pour nous une incitation de plus à
présenter une brève contribution écrite
dans ce sens. Nous pensons que c'est sur le socle théorique
légué par les critiques le plus profonds du capitalisme
-- critique dont le renouvellement est évidemment indispensable
à la lumière de l'expérience du 20°
siècle comme de l'évolution du capitalisme et
de l'impérialisme contemporains - que nous pensons que
le " mouvement anti-mondialisation " doit savoir prendre
appui.
C'est dans ce sens que nous soumettons à tous ceux et
celles qui ont pu se rendre à La Villette, comme à
ceux et à celles qui s'informeront de nos débats,
les réflexions qui suivent. Elles sont présentées
pour lancer le débat. A mesure que d'autres s'associeront
à cette démarche, la formulation des questions
et des esquisses de réponses évoluera à
coup sûr. Nos réflexions concernent à peu
près exclusivement les campagnes anti-mondialistes dans
les pays capitalistes avancés. Pourquoi ? Parce que nous
faisons notre l'un des principes fondamentaux de l'internationalisme,
à savoir qu'il faut commencer à mener la discussion
et le combat politique " dans son propre pays ", celui-ci
n'étant pour nous, pas simplement la France, l'Allemagne,
la Belgique, la Suisse - chacun pris en tant que tel - mais
tous les pays capitalistes avancés, ceux de l'Union européenne
en tête.
Il est fort possible que la rencontre internationale de La
Villette soit appelée à prendre position sur le
combat des Palestiniens ; sur la guerre civile en Colombie (qui
socialement voit s'affronter d'un côté, les paysans
et la majorité de la population qui est paupérisée,
et de l'autre, une oligarchie traditionnelle, ayant intégré
dans ses rangs les têtes du narco-trafic), ainsi que sur
le "Plan Colombie" déjà en voie d'application
par les Etats-Unis ; et presque certainement sur la répression
au Brésil qui met en danger chaque jour, aux mains des
grands propriétaires fonciers comme du gouvernement Cardoso,
la vie des dirigeants et militants du MST (mouvement des sans
terre) qui se battent sur la question si fondamentale dans un
pays comme le Brésil, de la propriété de
la terre. Nous appuierons toute initiative dans ce sens. Mais
l'objet de notre contribution est de clarifier certains enjeux
des campagnes qui se mènent ici, dans les pays placés
au centre de la domination capitaliste mondiale.
2. Avancer plus loin dans la mise en cause de la "marchandisation"
Il a été de la plus haute signification que la
campagne politique contre l'OMC, ainsi que les manifestations
qui ont eu lieu à Seattle et dans tant d'autres villes
en novembre 1999, se soient placées sous le mot d'ordre
" le monde n'est pas une marchandise ". Effectivement,
tant la libéralisation et la déréglementation
des investissements et des échanges que la résurgence
du fétichisme de la finance sous ses formes les plus
extrêmes, ont conduit à une accentuation nouvelle
du fétichisme inhérent à la marchandise.
Plus l'espace géopolitique sur lequel le capital peut
évoluer librement pour s'approvisionner, produire et
vendre avec profit, s'élargit (ce que le capital a pu
faire dans les dernières décennies du 20°
siècle grâce à la contre-révolution
conservatrice et ses alliés) et plus des entreprises
de force très inégale et avec elles leurs salariés
peuvent être mises en concurrence à très
longue distance et même à partir de sites virtuels,
plus " le rapport social déterminé des hommes
entre eux (revêt) la forme fantasmagorique d'un rapport
entre des choses " (Marx, Capital, livre I, chapitre I).
Pendant plusieurs décennies le mouvement ouvrier, notamment
dans les vieux pays industriels d'Europe, le Royaume Uni, la
France, l'Italie, s'est bercé de l'illusion que le fétichisme
inhérent à la marchandise et à l'argent
aurait été contenu du fait des institutions sociales
et politiques nées à la faveur de la révolution
inachevée et canalisée de 1944-45. Dans le cadre
de la mondialisation du capital, ces illusions ont été
brutalement balayées. Aujourd'hui " le rapport social
des producteurs à l'ensemble du procès de travail
" s'impose aux travailleurs une nouvelle fois et avec une
force renouvelée, sous la forme " d'un rapport social
extérieur à eux, un rapport entre objets ".
Le mot d'ordre que " le monde n'est pas une marchandise
" a donc le très grand mérite de positionner
le mouvement politique de résistance à la mondialisation
face aux forces capitalistes qui veulent ériger tant
qu'ils le peuvent l'économie comme une sphère
autonome, placée au-dessus de la société
soustrait au nom de la " primauté et de la supériorité
du marché " au contrôle des peuples. L'enjeu
du mouvement né lors de Seattle se présente ainsi
comme étant celui de créer des rapports entre
les salariés et les paysans des différents pays
d'un type nouveaux. Des rapports qui réduiraient l'anonymat
et l'extériorité de l'échange commercial,
voire qui l'élimineraient, de façon à ce
que la division internationale du travail et le commerce mondial
puissent devenir l'expression de relations que des producteurs
maîtrisant partout leurs conditions de d'existence et
de travail (ce qu'on désigne souvent en raccourci leurs
" moyens de production ") pourraient établir
librement entre eux. Des rapports qui leur permettraient de
répartir le travail entre un temps libéré
(dont l'utilisation serait sans cesse réinventée),
et un temps consacré à la production qui serait
enrichi puisqu'il serait fondé sur la pleine initiative
de tous les producteurs.
On trouve dans les Grundrisse de Marx, une perspective ou anticipation
audacieuse pour l'époque, qui définit exactement
ce vers quoi le mouvement " anti-mondialiste " tend
et qu'il doit parvenir à accomplir : faire " du
marché mondial ", non plus cet espace " où
les liens entre les individus se resserrent, mais où
ils se figent en dehors d'eux et ont un caractère autonome
", mais celui où, après que " mûrissent
les conditions de dépassement de cet état de choses
" se créent " la communauté et l'universalité
véritables "[2]. La relation des producteurs directs
à leurs moyens et à leurs conditions de travail,
ainsi que les transformations que cette relation connaît,
est un des concepts les plus centraux de l'analyse de Marx,
qu'il s'agisse des Grundrisse ou du Capital[3]. C'est aussi
l'un des concepts les plus actuels, dont la " modernité
" affleure maintenant dans toutes les luttes contre la
domination capitaliste. Des producteurs associés à
qui seraient rendus, ou qui se saisiraient des moyens politiques
et juridiques de pouvoir maîtriser leurs conditions de
travail, verraient alors s'ouvrir à eux la possibilité
de décider des buts de la production, de la satisfaction
des besoins sociaux selon un ordre de priorité déterminé
démocratiquement, de même qu'ils pourraient répartir
le travail entre temps libre et temps consacré à
la production et déterminer les manières de surmonter
le fossé entre travail de conception et travail d'exécution.
3.Relations des producteurs à leurs conditions de travail
et rapports de propriété
C'est en partant de l'importance vitale des relations des producteurs
à leurs conditions de travail -- travail conçu
aussi comme producteur de temps, de temporalité et d'espace
(logements aussi bien que les transports) -- qu'on se trouve
tout naturellement confrontés à la question de
la propriété des moyens de production, de communication
et d'échange (la monnaie). La question de la propriété
de ces moyens n'est pas l'exécrable question fétiche
que les anti-capitalistes, les plus conséquents s'acharneraient
à poser, révélant ainsi leur nature de
" dinosaures de la pensée ", de marxistes impénitents.
Pour peu qu'on se fixe comme objectif de résoudre la
question démocratique par excellence : la maîtrise
par les producteurs associés des moyens de travail qui
ont été accumulés grâce à
leur intelligence et leur travail, alors la question de la propriété
des moyens de production, de communication et d'échange
surgit de façon incontournable. Elle est celle qui nous
confronte dès qu'on soulève sur le plan national
des problèmes comme la maîtrise effective du temps
de travail, le fondement et la finalité du service public
et la satisfaction des besoins sociaux réels, ou au niveau
international celle du " contrôle citoyen ",
entre autres sur les conditions des échanges commerciaux
entre les peuples.
Peut-être la question de la propriété des
moyens de production, de communication et d'échange ne
se poserait-elle pas avec le degré d'acuité d'aujourd'hui,
si ce n'était la concentration, sans précédent
dans l'histoire du capitalisme, de la propriété
de ces moyens entre les mains des membres et/ou mandataires
d'une classe très restreinte, ayant les premiers traits
d'une classe dominante mondialisée impérialiste
enracinée dans le capital financier, tel que l'avait
pressenti Marx. Cette concentration a comme conséquence
la subordination de toutes les décisions relatives à
l'utilisation de ces moyens, aux stratégies de valorisation
du capital et d'organisation de sa domination sociale propres
à cette classe, subordination d'autant plus intolérable
politiquement et socialement qu'elle est le résultat
d'une " contre-révolution à froid "
que trop de cadres du mouvement ouvrier traditionnel acceptent
avec un fatalisme démoralisateur. C'est contre se fatalisme
que le mouvement " anti-mondialiste " s'est aussi
forgé.
L'accentuation, chaque jour dans un processus de centralisation
qui se déroule sous nos yeux de cette concentration de
la propriété des moyens de production, de communication
et d'échange, interdit au mouvement " anti-mondialisation
" de fermer les yeux ou de tenter d'esquiver la question
plus longtemps. La critique du fétichisme de la marchandise
et de la " marchandisation " atteindrait très
vite ses limites, si cette critique continuait à se situer
au seul niveau de l'échange commercial et de l'action
de l'OMC et si le " mouvement anti-mondialiste " demeurait
prisonnier de problèmes relatifs à la seule organisation
du marché.
Tant les niveaux atteints par la concentration et la centralisation
financières, industrielles et commerciales et le pouvoir
monopoliste cristallisé dans les groupes industriels
de dimension géante que la très grande force institutionnelle
que l'OMC tire des compétences juridictionnelles uniques
qu'elle a reçues dans le Traité de Marrakech,
circonscrivent très fortement l'action d'un " contrôle
citoyen de l'OMC" qui se situerait uniquement au niveau
des échanges et du marché. Ces paramètres
affectent la crédibilité de campagnes menées
sur ce seul plan. L'OMC doit être combattue avec la plus
extrême vigueur. Dans l'immédiat c'est le processus
de libéralisation, de déréglementation
et de privatisation des services publics qui est en train d'y
être organisé dans le cadre de l'Accord général
sur le commerce des services (AGCS) qui doit être l'une
des premières cibles du mouvement " anti-mondialisation
". On est confronté là à une extension
gravissime de la sphère de la " marchandisation
" à des services vitaux -- santé et enseignement
en tête -- comme à la culture[4].
Il faut combattre l'AGCS par tous les moyens de mobilisation
et de pression démocratique, dont les salariés
et les exclus disposent encore. Mais aussi en ré-établissant
les fondements politiques et philosophiques de la défense
du service public et des formes de propriété publique
qu'elle suppose. Dans le cas de l'Union européenne, la
campagne contre l'AGCS comporte le combat politique immédiat
pour que la négociation de ces services ne tombe pas
sous les dispositions de l'article 133 des Traités de
Maastricht et d'Amsterdam, instrument de dessaisissement des
pays et de liberté totale d'action (ici de négociation
commerciale) des hauts fonctionnaires politiquement irresponsables
de la Commission. Même si le temps manque, la campagne
ne peut pas se mener sur la question de la souveraineté
prise isolément.
Au coeur du néolibéralisme on trouve la glorification,
poussée jusqu'à ses conclusions complètes
donc extrêmes, de " l'individualisme propriétaire
"[5], l'individualisme arc-bouté sur la propriété
privée. L'empire industriel et médiatique de Vivendi,
pour ne prendre qu'un exemple qui touche les Français
de près, n'en est que le couronnement. Aujourd'hui nous
pensons qu'il est devenu impossible pour les citoyens - les
salariés, les chômeurs, les jeunes - de combattre
la mondialisation et lui opposer une autre société,
sans que le " mouvement anti-mondialisation " ne remonte
en amont et ne ré-aborde la question de la propriété.
4. Les formes de propriété, question légitime
pour le capital, tabou pour le travail ?
L'exercice d'une maîtrise sociale, collective, "
citoyenne ", sur les conditions des échanges commerciaux
entre les peuples, comme sur l'organisation du travail et la
satisfaction des besoins sociaux urgents, suppose qu'on cesse
de considérer la question des formes de propriété
des moyens de production, de communication et d'échange
comme une question taboue, une question que la faillite et l'effondrement
de la propriété d'Etat, collectivisée de
façon bureaucratique ou stalinisée, auraient réglée
une fois pour toutes, contre le combat pour l'émancipation
sociale, contre le mouvement ouvrier. La question ne pas être
considérée comme étant devenue tabou. Si
le mouvement " anti-mondialisation " ne veut éviter
l'impasse et ne pas décevoir dans les années à
venir les attentes de tous ceux pour qui Seattle a compté,
il faudrait que des militants dans ses rangs s'attaquent ou
se ré-attaquent théoriquement et politiquement
à la question de la propriété. D'autant
plus que la bourgeoisie mondiale dans ses différentes
composantes nationales et sectorielles ne fait pas de mystère
quant à l'importance que les formes de propriété
du capital revêtent pour elle. Constatons d'abord que
les grands groupes industriels et financiers, les médias
à leur service et les institutions internationales du
capitalisme, n'ont cesse de lancer campagne sur campagne contre
ce qui reste de la propriété publique. Ils réclament
des gouvernements le démantèlement et la privatisation
de tous les secteurs, notamment dans les services, qui échappent
à la valorisation directe du capital, et cela même
dans les cas où la propriété publique de
services publics clefs, précédemment marqués
par un sous- investissement chronique, a servi pendant un demi-siècle
de soutiens permanents à l'accumulation. Ils s'intéressent
donc vivement à l'extension de la propriété
privée, ainsi qu'aux formes de celles-ci qui satisfont
le plus le capital financier.
Constatons ensuite, que la question des formes de la propriété
est au coeur de la stratégie de main mise des fonds de
pension et de placement financier sur les entreprises. L'un
des enjeux majeurs est l'établissement de formes nouvelles
et toujours plus lourdes de domination de la finance sur les
salariés (pour les Français, pensons simplement
au cas Michelin). Depuis dix ans on assiste donc, au sein de
la sphère même du capital privé (et même
dans des entreprises qui sont toujours restées privées),
à une transformation complète dans la définition
même de la propriété, des " droits
" qui lui sont afférents ( ceux de l'actionnariat
devenu tout puissant) et des attentes que les actionnaires pourraient
avoir " légitimement " en terme de rentabilité
de leurs parts de propriété[6]. Ici la contre-révolution
conservatrice " prend appui sur la revitalisation de cette
institution très particulière du capitalisme qu'est
le marché secondaire de titres. Cette institution garantit
aux actionnaires, en deçà des crises financières
graves, la " liquidité " de leurs actions,
la possibilité de se défaire à volonté
de cette fraction de leur propriété qui a pris
la forme des parts de telle ou telle entreprise. La propriété
des titres étant devenue liquide, alors pour les actionnaires
le capital physique et surtout les salariés doivent avoir
la même " liquidité ", la même
flexibilité, avec la possibilité d'être
jetés au rebus. On comprend que ces marchés soient
devenus le terrain de batailles entre de puissantes coalitions
de capital financier, le levier de la centralisation et de la
concentration accélérées des entreprises
et, aussi bien entendu, l'un des instruments essentiels des
privatisations.
On ne saurait oublier enfin que dans le cadre de la mondialisation,
l'institution de la propriété privée est
le vecteur de la destruction des industries et des agricultures
des pays les moins " compétitifs ". Dans le
cadre de la mondialisation, les formes les plus concentrées
d'appropriation privée des moyens de production ont tout
loisir, ont carte blanche, pour détruire les formes antérieures
de cette propriété, ainsi que les entreprises
moins grandes et plus faibles financièrement. Moyennant
la libéralisation et la déréglementation
des investissements et des échanges et l'ouverture de
tous les marchés à la pénétration
des groupes les plus puissants, la mondialisation du capital
a conduit à une accélération de la destruction
de ce qu'il peut encore rester de petite propriété
paysanne ou artisanale. Le corollaire de l'appropriation est
la destitution, l'expropriation. Celle-ci serait une abomination
lorsqu'elle intervient pour créer ou renforcer le secteur
public au nom et au compte de la collectivité, mais une
expression des " lois naturelles de l'économie "
et un bienfait économique lorsqu'elle est le résultat
de la " libre concurrence ".
La question de la propriété doit cesser d'être
tabou. Le mouvement anti-mondialiste comme le mouvement ouvrier,
doivent s'en ressaisir. C'est pour lancer ce débat dans
nos rangs que nous livrons les premières réflexions
très succinctes suivantes. La propriété
sociale, dont la propriété publique et le secteur
public sont l'une des modalités, a deux fondements :
le caractère social de la production et l'échange
et une certaine idée du bien commun et de l'intérêt
général qui transcende l'individualisme et la
défense étroite des intérêts particuliers
que la glorification de la propriété privée
fait fleurir.
En ce qui concerne le premier aspect[7], le caractère
social de la production et de l'échange fonde la nécessité
de formes de propriété capables d'exprimer le
plus adéquatement ce caractère social. Ces formes
doivent donner une solution aux questions de répartition
de la richesse, mais aussi, tout autant, de destination de l'activité.
La propriété sociale est une imposture, si elle
ne s'accompagne pas de formes de gestion et de contrôle
collectif et démocratique véritable. C'est là
que s'est située la vulnérabilité des entreprises
et institutions du secteur public dans les pays européens,
bien avant que leurs dirigeants, souvent forts de l'appui des
syndicats, se livrent à la politique si perverse et pernicieuse
consistant à défendre le service public chez eux
mais à entreprendre à l'extérieur une mondialisation
capitaliste classique de leur entreprise, avec rachat et restructuration
des entreprises publiques privatisées ailleurs.
En particulier, dans les pays capitalistes avancés, le
caractère social de la production et l'échange
n'a jamais été aussi marqué qu'il ne l'est
aujourd'hui. C'est sur lui que repose " l'économie
des réseaux " avec toutes ses " synergies créatrices
", dont les économistes font si grand cas aujourd'hui.
C'est à lui que les apologues des fusions-acquisitions,
qui n'ont pas à une contradiction près, se réfèrent
lorsqu'il s'agit de justifier économiquement, donc de
leur point de vue socialement, les concentrations. Le but de
l'appropriation sociale dans ses différentes formes est
de permettre à tous ceux dont l'activité directe
et indirecte (par exemple de recherche scientifique et technologique
et plus en amont d'enseignement) et le travail en tant que salariés
ont contribué à produire la richesse sous de formes
d'interactions, de synergies et de coopérations multiples
et complexes, non seulement de participer à sa répartition
autrement que dans les formes dictées aujourd'hui par
les actionnaires et " les marchés ", mais aussi
d'intervenir dans les décisions concernant les autres
destinations des résultats de la création collective
de richesse : investissements, transferts vers les pays du Tiers
Monde, etc. Car il ne saurait y avoir de propriété
sociale au sens vraie, si elle ne s'accompagne pas de formes
de gestion et de contrôle citoyen effectifs. Dans certains
cas et sur certaines branches (ou réseau), il s'agira
de formes de gestion et de contrôle qui concerneront les
salarié.e.s et les " usagers " de tel ou tel
secteur donné. Dans d'autres cas et sur d'autres questions,
c'est l'ensemble du peuple qui doit participer à la prise
de décisions. Reconnaître le caractère social
de la production et de l'échange, c'est inclure, mais
aussi immédiatement transcender l'autogestion de chaque
entreprise ou lieu de travail.
Dès lors, une perspective de transformation - et non
pas d'administration d'une économie, y compris marquée
par d'importantes nationalisations - implique de ne pas réduire
le capitalisme à une césure entre ceux qui dirigent
et ceux qui exécutent, même si ce point est d'importance.
Dit d'une autre manière, la question du socialisme-à-venir
ne peut être abordée du seul point de vue de la
gestion, y compris d'une gestion autogérée, mais
doit être envisagé à partir de la nécessité/possibilité
du dépérissement de la marchandise, de la loi
de la valeur et du salariat (cela dans le sens de la suppression
de la contrainte de la vente de la force de travail et de l'appropriation
privée du surtravail/de la survaleur). Cela constitue
la réponse à la mise en concurrence généralisée
de tous les éléments du capital (donc du capital
variable, c'est-à-dire des salariés et des sans-travail),
qui imprègne la société dans ses derniers
recoins.
Cette approche de dépérissement de la marchandise
et de la loi de la valeur est aussi le socle qui doit guider
la recherche de réponses pour rompre avec les modalités
de configuration et d'usage des forces productives par le capital.
Modalités qui conduisent à l'épuisement
des ressources énergétiques, c'est-à-dire
à la question qui est au centre d'une perspective écologiste
et socialiste.
Ce n'est que dans l'intrication entre la gestion démocratique
de l'appropriation sociale et le dépérissement
de la marchandise, de la loi de la valeur et du salariat qu'il
y aura un véritable bouleversement de l'économie,
et non pas une nouvelle administration avancée mise en
place par un capitalisme rénové. Issue qui est
présentée parfois par des critiques du social-libéralisme,
de toute bonne foi, comme un horizon réaliste pour un
socialisme démocratique.
La perspective que nous soumettons ainsi à réflexion
et à débat, n'est pas extérieure à
bien des processus actuels du capitalisme mondialisé.
Elle sourde dans les formes présentes de la planification
de la production mondialisée par les grands groupes,
leurs maisons mère et leurs filiales ; dans les formes
mêmes de la gestion-capture-et-modelage des besoins individuels
par les grandes surfaces (au travers des cartes de fidélité,
des cartes de prétendus rabais); dans les formes mêmes
de la mutation du statut du salariat (les nouveaux faux indépendants).
Ce sont autant d'éléments, non-limitatifs, qui
indiquent l'actualité de la perspective à partir
du mouvement interne du mode de production capitaliste, dans
sa phase impérialiste à régime d'accumulation
à dominante financière.
5. Le combat contre le chômage de masse et ses conséquences
Trouver des solutions au chômage de masse avec son cortège
de fléaux politiques et sociaux résultant des
processus de désocialisation que le chômage de
masse permanent met en oeuvre, est l'un des buts centraux de
beaucoup des associations et groupements du mouvement "
anti-mondialisation ". L'origine du chômage de masse
contemporain est dans la libéralisation, la déréglementation
et la privatisation caractéristique de la phase actuelle
de mondialisation du capital, ainsi que dans la concentration
croissante de cette propriété et dans la soumission
de l'activité productive à des impératifs
toujours plus bornés de valorisation maximale. Là
où il n'y a pas chômage de masse, on trouve les
" pauvres au travail " et les innombrables mécanismes
d'exploitation d'un travail " flexible " et disponible
à tout moment, dont les femmes sont les victimes les
plus criantes.
Mais sur cette question aussi, le mouvement anti-mondialisation
paraît avoir tout intérêt de consolider les
bases théoriques de la question. L'une des raisons pour
lesquelles les deux lois sur les 35 heures se sont faites en
dehors de toute maîtrise des salariés sur leurs
moyens de production et de travail, sans que le moindre contrôle
puisse être exercé par eux au niveau de la gestion
des groupes, privés ou publics et en voie de privatisation,
ce contrôle étant présenté comme
une atteinte aux prérogatives des dirigeants et aux droits
des actionnaires présents et futurs.
L'existence d'un " marché du travail " (qui
est en fait segmenté et multiple), c'est-à-dire
un espace social organisé où doit s'opérer
la vente (ou la tentative de vente) de leur force de travail
(avec son contenu d'intelligence, d'astuce et de force physique)
par ceux dont c'est l'unique richesse, est l'un, sinon le socle
du capitalisme, son " institution sociale " majeure,
décisive. La vente de la force de travail joue deux fonctions
qui sont aussi cruciales l'une que l'autre pour l'ordre social
dont le capitalisme est porteur. Elle est le préalable
à l'appropriation des résultats du travail vivant
dans la production (pas de plus value sans vente de la force
de travail). Mais elle est aussi l'instrument de domination
sociale capitaliste par excellence, celle qui doit, autant que
possible, fonctionner en deçà de la répression
policière et judiciaire. La vente de la force de travail
est le lien social le plus important de la société
capitaliste, celui qui ne peut pas vendre sa force de travail
est " superflu ", il tend à être évincé
de l'orbite sociale quand il n'est pas carrément rejeté,
envoyé au rebut. L'intériorisation de la peur
de connaître ce sort s'insinue chez tous les salariés
et salariées. Elle renforce tous les processus d'oppression
et de domination des femmes. Elle permet à la division
sexuée du travail et à l'inégalité
de salaire entre les sexes de se perpétuer, même
là où il y a des lois en sans contraire.
Dans le court terme, c'est dans la ré-appropriation
d'un secteur de propriété sociale véritable,
que se trouvent les solutions immédiates au chômage
et à " l'exclusion " dont celui-ci est porteur.
Mais le néolibéralisme ne sera combattu effectivement
que pour autant que nous approfondissions la critique sociale
et que le " mouvement anti-mondialiste " se projette
vraiment dans l'avenir et lie la critique des finalités
actuelles de la technologie à celle du capitalisme.
Aujourd'hui, à un degré plus fort que jamais,
la propriété privée se nourrit de l'appropriation
des résultats de formes d'organisation de la production
au cur desquelles on trouve l'achat de la force de travail
au prix le plus bas et la multiplication des efforts pour économiser
la quantité de travail salarié utilisée.
Mais cela se fait alors que la libération du travail
salarié, et le passage du travail contraint sous le joug
du marché du travail et la hantise du chômage,
qui oblige à accepter la hiérarchie capitaliste,
est devenu possible. Observant le mouvement du développement
technologique suscité par le capitalisme et se projetant
dans l'avenir, Marx a écrit il y a un siècle et
demi que " le capital est une contradiction en mouvement
: d'une part, il pousse à la réduction du temps
de travail à un minimum, et d'autre part, il pose le
temps de travail comme la seule source et la seule mesure de
la richesse (
). D'une part, il éveille toutes les
forces de la science et de la nature ainsi que celles de la
coopération et de l'échange social, d'une façon
qui rend la création de la richesse indépendante
(relativement)du temps de travail. D'autre part, il prétend
(
) insérer les gigantesques forces ainsi créées
dans les limites étroites nécessaires au maintien,
en tant que valeur, de la valeur déjà produite
"[8].
C'est bien à cela que les entreprises et les organisations
capitalistes nationales et internationales ont déployé
d'immenses efforts depuis l'émergence et l'extension
de ce qui est désigné généralement
sous le nom de " révolution de la micro-informatique
". Des technologies susceptibles d'aider à la libération
du travail et à la préservation des ressources
naturelles ont été transformées de façon
à ce que la vente de la force de travail reste plus que
jamais le pilier " naturel " de l'ordre social : le
pilier qui doit être " intériorisé
" par chacune et chacun, faire parti de son " habitus
".
Dire qu'on se fixe comme objectif de rendre aux producteurs
la maîtrise de leurs conditions de travail; affirmer le
caractère social de la production dans les diverses formes
sociales qui doivent être imposées à la
propriété des moyens de production, combattre
pour la reconstitution et/ou l'extension du service public,
c'est faire un premier pas vers un renversement de l'approche
à la question de l'emploi et du chômage. Mais il
faut faire un pas de plus. Il faut pouvoir monter que le rôle
de domination social et politique de la minorité sur
la majorité qui est dévolu à la vente et
à la non-vente de la force de travail (c'est-à-dire
le chômage et la peur permanente du chômage), s'est
accru comme conséquence de la polarisation des richesses,
mais aussi que cela s'est fait au moment même où
la technologie permettrait un bon colossal dans la libération
des hommes du travail. Il faut que le mouvement " anti-mondialisation
" puisse faire sienne, l'idée énoncée
par Marx lorsqu'il dit que " le royaume de la liberté
commence seulement là où l'on cesse de travailler
par nécessité imposée de l'extérieur
; il se situe donc au-delà de la sphère de production
matérielle proprement dite "[9]. Ce n'est pas là
une position que les marxistes doivent garder pour leurs discussions
internes, mais apporter au mouvement anti-mondialiste tout entier.
6. Le capital financier, la propriété privée
et les perspectives de " développement soutenable
"
En même temps, l'impasse du mode de développement
dominé par le capital financier se manifeste dans son
comportement prédateur de la nature. Ce sont les populations
qui sont directement menacées par les agressions contre
leurs conditions d'existence, relayées par les mouvements
environnementalistes qui ont permis de donner la pleine mesure
des dangers que subissent aujourd'hui l'humanité et la
nature. Ce n'est certes pas un phénomène nouveau.
Les processus de production et les modes de consommation imposés
par le capital ont toujours négligé le coût
réel des destructions environnementales (de même
que les coûts sociaux) . Ce diagnostic avait conduit Marx
à affirmer que : "La production capitaliste ne développe
donc la technique et la combinaison de production sociale qu'en
épuisant en même temps les deux sources d'où
jaillit toute richesse : La terre et le travailleur "
Mais l'"épuisement de la nature" a pris depuis
trois décennies une ampleur qui ne peut plus être
tue. Les processus de production en syntonie avec les rapports
de production et de propriété capitalistes (que
les bureaucraties des pays à propriété
d'Etat ont adoptés en tous points) comportent une combinaison
spécifique du machinisme avec les exigences de la rentabilisation
du capital, donc de sa rotation, qui ont un impact énorme
sur les modalités de pillage énergétique.
Le " tout-automobile " de même que la priorité
au transport routier, qui reposent tout deux sur l'exacerbation
de " l'individualisme propriétaire " et sur
la recherche de la flexibilité maximum (la production
" à flux tendue ", seules qui soit " compétitive
") ont agi dans le même sens, toujours plus fortement.
Après avoir longtemps cherché à nier l'étendue
des dégâts, les groupes multinationaux ont adopté
une autre attitude. Leur lobbyistes, leurs juristes ont envahi
les instances de négociations internationales. Ils étaient
bien plus nombreux lors de la Convention sur le Climat qui vient
de s'ouvrir à la Haye qu'ils ne l'étaient à
Kyoto. Ils infléchissent ainsi l'agenda, le contenu et
le rythme des négociations. Ils obtiennent des gouvernements
engagés dans les négociations une réduction
drastique des normes anti-pollution (par exemple le niveau de
réduction des émissions de CO2 à l'horizon
2010) . Ils ont obtenu que leurs PDG soient aujourd'hui promus
au rang d'interlocuteurs officiels par le Secrétaire
général de l'ONU sur les questions du développement
soutenable.
C'est ainsi que "l'épuisement de la nature"
devient désormais une sphère d'investissement
rentable pour le capital. La création de marchés
"droits à polluer" éclaire les conséquences
du programme du capital financier. Il va permettre aux pays
développés, qui sont les principaux responsables
de l'émission de CO2, de continuer à polluer.
Il étend les normes d'évaluation financière
à la nature et bientôt à l'éducation
(la généralisation de l'expression de capital
humain prépare depuis longtemps les esprits à
la privatisation des parties de l'enseignement qui fonctionnent
encore comme des services publics) . Qui ne comprend pas que
demain ces marchés de droits à polluer seront
intégrés aux marchés financiers globalisés,
et que la nature deviendra elle aussi un produit dérivé,
figurant dans le portefeuille des investisseurs institutionnels
?
Il en va de même avec l'eau. Selon le rapport 2000 du
PNUD, 2,4 milliards de personnes sont privés d'une infrastructure
sanitaire correcte et 1 milliard de personnes n'ont pas accès
à l'eau potable. Confrontés à ce mode de
production porteur de telles inégalités, les gouvernements
des pays développés, au lieu de faire de cette
ressource devenue rare un bien qui échappe à la
marchandisation ont opté pour l'accélération
du programme de privatisation des services de distribution de
l'eau.
Comme l'avait expliqué R. Luxembourg, "l'accumulation
et l'existence et le développement du capitalisme...[sont]
impossibles sans une expansion constante dans les domaines de
production et des pays nouveaux". C'est ainsi qu'elle montrait
que la production d'armes était devenue une sphère
d'accumulation pour le capital en même temps qu'un moyen
politique pour les pays de la métropole d'imposer leur
mode de production à toute la planète. Il s'est
écoulé un siècle depuis que ces analyses
ont été formulées, un siècle qui
a vu les grandes puissances se déchirer dans deux conflits
mondiaux pour la conquête de la suprématie militaire
et économique. Aujourd'hui, le mode de développement
dominé par le capital financier, incapable de satisfaire
les besoins de base de la plus grande partie de la planète,
cherche un nouveau souffle grâce à l'appropriation
privée d'activités qui échappaient à
la marchandisation (nature, éducation) . Sans pour autant
que le militarisme ait diminué comme en témoigne
le nouveau cycle de hausse des dépenses militaires engagé
depuis 1999 aux États-Unis (36% des dépenses militaires
mondiales) , le pays qui constitue avec la coalition de l'OTAN
(66% des dépenses militaires mondiales) , "le bras
armé" dont le "nouveau désordre mondial"
a besoin.
7. Ne pas relâcher le combat contre toutes les lois qui
renforcent le pouvoir de la finance
Beaucoup de ceux qui ont rejoint le mouvement anti-mondialisation,
l'ont fait autour du combat pour la mise en place de la taxe
Tobin. Ce faisant, ils ont exprimé leur opposition au
pouvoir acquis par la finance, leur rejet des formes contemporaines
du capital financier et des traits rentiers, parasitaires et
prédateurs. Mais les membres d'ATTAC ne sont pas les
seuls au sein du mouvement anti-mondialisation, à considérer
qu'il est plus que temps de donner un coup d'arrêt au
contrôle total que celui-ci exerce sur les entreprises
par le truchement des fonds de pension et de placement mutuel,
des compagnies d'assurance et des banques internationales, et
donc sur les conditions de création de la valeur et sur
son mode de répartition. Le gouvernement d'entreprise
fondé sur l'objectif du "toujours plus" de
valeur pour l'actionnaire domine aujourd'hui dans la gestion
de tous les groupes multinationaux qui exercent un contrôle
total sur la création de richesses à l'échelle
mondiale. La gestion et le contrôle par le capital financier,
intégralement soutenu par les politiques néo-libérales
des gouvernements conservateurs et des tenants de la "troisième
voie" (parmi lesquels se trouvent les dirigeants du gouvernement
de la "gauche plurielle" français auxquels
ce terme déplaît) menace les conditions d'existence
des salariés et condamne à la misère les
populations des régions et pays qui ne sont pas jugées
assez rentables par le capital.
Les marchés financiers, dont les investisseurs institutionnels
et les autres capitalistes financiers tirent une partie de leur
immense pouvoir social, ont besoin pour fonctionner d'un apport
régulier de fonds liquides nouveaux. Ce sont des fonds
parasitaires qui ne s'investissent jamais dans des investissements
vrais, mais seulement dans des titres de propriété
qu'ils font acheter et vendre au gré des mouvements spéculatifs
et de l'évolution de la conjoncture. Tout ce qui contribue
à alimenter les marchés, consolide le pouvoir
de la finance parasitaire et rentière. C'est la compréhension
de cela qui est l'apport indispensable d'ATTAC au mouvement
anti-mondialiste pris comme un tout. On ne peut donc que s'interroger
sur la mollesse avec laquelle certaines forces qui s'affichent
du côté du mouvement anti-mondialisation combattent
contre les lois sur l'épargne salariale (et parfois en
saluent même les " aspects positifs "). Dans
le cas de la France ces lois constituent la première
étape de la mise en place de fonds de pension. Leurs
auteurs ne cachent pas que leur ambition est de modifier de
fond en comble les rapports de force entre le capital et le
travail. En effet, comme l'écrit un rapport remis au
Premier ministre français[10], il s'agit de faire de
l'épargne salariale " le fondement 'd'un nouveau
contrat social en gestation", qui consisterait à
faire de chaque salarié un actionnaire. Ces objectifs
évoquent bien sûr ceux fondés sur l'association
capital-travail chère à la "participation"
telle quelle figurait dans le programme fondateur du gaullisme
et qu'elle fut remise en selle au cours des années soixante.
Les objectifs du gaullisme se situaient dans le cadre d'une
croissance macro-économique forte dans lequel des salariés
réduits à l'état de membres d'une 'communauté
sociale' auraient reçu quelques 'dividendes du progrès'.
Au-delà de ces mirages, les objectifs politiques du gaullisme,
à savoir la désintégration des organisations
et institutions collectives qui protégeaient le salariat,
étaient alors correctement appréciés, et
la défaite de Gaulle marqua sans équivoque l'opposition
des salariés à ses projets.
Aujourd'hui, on peut certes considérer simplement que
l'actionnaire-salarié représente un élément
constitutif de l'utopie néo-libérale, celle qui
nous décrit un monde virtuel dans lequel tous les individus
seraient tous les détenteurs d'un capital humain et de
droits de propriété qu'ils chercheraient à
faire fructifier. Mais cette utopie, aussi vieille que le capitalisme
lui-même n'en est pas moins fondée sur des objectifs
et des besoins économiques et politiques tout à
fait réels. Il s'agit d'abord de détruire les
systèmes de protection collective qui ont été
imposés au capital et qui représentent un coût
insupportable pour lui. En France, l'argument selon lequel l'épargne
salariale ne remettrait pas en cause le "système-de-sécurité-sociale-auquels-tous-les-Français-sont-attachés",
constitue un écran de fumée derrière lequel
se retranchent les nouveaux convertis au soutien à cette
loi qui ne résiste en effet même pas à l'examen
des simples faits.
Dans tous les pays où l'épargne salariale ou
les fonds de pension existent, ils sont utilisés pour
affaiblir puis détruire les systèmes de protection
collectifs, qu'ils soient financés par la cotisation
sociale, comme en France, ou par l'impôt. Mais cette remise
en cause n'est qu'une étape dans la "grande transformation"
à laquelle le capital veut arriver. L'objectif est de
démanteler les solidarités collectives qui ont
été construites par les salariés au cours
de l'histoire en opposant ceux qui bénéficieront
des plans d'épargne et ceux, les plus nombreux, soumis
à la précarité de l'emploi et la générosité
publique (ou privée) en guise de protection sociale.
Ce qui a été présenté aux Français
comme un pilier de la modernité par le ministre des finances
à l'Assemblée Nationale lors de l'adoption de
la loi sur l'épargne salariale (4 octobre 2000) était
déjà un vieux programme au dix-neuvième
siècle. Marx a pu ainsi en donner une caractérisation
qui est très actuelle : "La caisse d'épargne
est la chaîne d'or par laquelle le gouvernement tient
une grande partie des ouvriers. Ceux-ci ne trouvent pas seulement
de cette manière intérêt au maintien des
conditions existantes. Il ne se produit pas seulement une scission
entre la partie de la classe ouvrière qui participe aux
caisses d'épargne et la partie qui n'y prend point part.
Les ouvriers mettent ainsi dans les mains de leurs ennemis mêmes
des armes pour la conservation de l'organisation existante de
la société qui les opprime" [11].
Devenus dépendants pour leurs retraites, des flux de
dividendes et d'intérêts perçues sur la
valeur, ainsi que des performances des marchés financiers,
les anciens salariés bénéficiaires de fonds
de pension, commencent à avoir partie liée avec
le capital, c'est-à-dire avec ceux qui extraient la plus
value des salariés au travail. A cette scission s'en
ajoute une autre entre Nord et Sud. Les systèmes de retraite
par capitalisation dépendent aussi de l'appropriation
par le biais des placements financiers et des opérations
de spéculation réussies de fractions de la valeur
créée dans les pays dits " émergents
". Ainsi, la satisfaction des exigences des fonds de pension
et du capital rentier vient-elle creuser un peu plus le fossé
entre les salariés des Etats-rentiers et les populations
du reste de la planète et accentue les traits 'néo-impérialistes'
de la mondialisation.
Nous ne pensons pas qu'il puisse y avoir de " anti-mondialisme
" conséquent de la part de ceux qui s'engageraient
dans une telle voie ou qui lui laisseraient la voie libre. Telles
sont les réflexions que nous soumettons à l'échange
et au débat fraternels, en sachant que sur bien des points
elles gagneront à être discutées, clarifiées,
amendées.
François Chesnais, L' Altro Davos
[1] Un nouveau document d'ATTAC est en préparation au
Conseil scientifique à partir d'un rapport préparatoire
préparé par Bruno Jetin. Il fait la synthèse
des discussions concluant à la faisabilité de
la taxe et montre les faiblesses des positions défendues
par le ministre et le ministères des Finances de la France.
[2] Marx, Fondements de la critique de l'économie politique,
Editions Anthropos, vol, I, page 98, fin de l'avant dernier
paragraphe (souligné dans l'original).
[3] Voir, par exemple, dans les Fondements de la critique de
l'économie politique, toujours aux Editions Anthropos,
vol, I, pages 412 et suivantes ; et dans Le Capital, livre I,
chapitre XXXII (la tendance historique de l'accumulation capitaliste).
Le fait que la réalisation de " la négation
de la négation " ait posé des problèmes
politiques redoutables qui sont pour l'instant plus loin que
jamais d'être résolus, n'ôte rien à
l'importance analytique de l'analyse dans ce chapitre.
[4] Voir la brochure publiée par la Coordination pour
le contrôle citoyen de l'OMC sur l'AGCS, Alerte générale
pour la capture des services publics, avril 2000.
[5] Voir les travaux fondateurs de C.B. Macpherson , The Theory
of possessive individualism.
[6] C'est à bon escient que Frédéric Lordon
consacre le dernier chapitre de son livre, Fonds de pension,
pièges à cons ?, Liber Raisons d'Agir, 2000, aux
prétentions des apologues de ce nouvel avatar de la propriété
privée d'établir ce que Lordon nomme à
juste titre " l'utopie monstrueuse de la 'démocratie
des actionnaires' ".
[7] C'est surtout celui-ci que nous traiterons, car le bien
commun, en particulier sa concrétisation dans le domaine
de l'eau, Riccardo Petrella a écrit des pages que nous
ne voulons pas paraphraser. A cela, nous pourrions ajouter dans
un monde de plus en plus marchandisé, la nécessité
de reprendre le thème de la gratuité d'accès
à des biens de base. Cette gratuité a évidemment
un coût pour la société et pose conjointement
les problèmes de la propriété et de la
redistribution du surproduit. Elle pose aussi sur la question
dépérissement de la marchandise dont plus parlons
plus loin.
[8] Marx, Fondements, op.cit., page
[9] Marx, Le Capital, volume III, chapitre XLVIII.
[10] C'est le rapport De Foucauld-Balligand, L'épargne
salariale au coeur du contrat social, La Documentation Française,
2000. On en trouvera une critique dans le chapitre 'L'épargne
salariale ou la capitalisation honteuse' du livre collectif
cooronné par Pierre Khalfa et Pierre-Yves Chanu, Les
retraites au péril du libéralisme, 2° édition
élargie, Syllepse, 2000.
[11] K. Marx, Travail salarié et capital, Editions Sociales,
1952, (la citation est dans l'annexe point 6).