LAS CONFERENCIAS TEMÁTICAS: L'avenir du " mouvement anti-mondialiste "
 

 

Quelques premières réflexions en vue d'une consolidation de ses fondements théoriques

François Chesnais, stabilité et création d'emploi: un défi pour le dialogue social en Europe situe son propos: quelles "coordination et concertation entre partenaires sociaux" inventer et établir, dans l'Union européenne, tenant compte de ses "exigences strictes" (Traité de Maastricht et Pacte de stabilité d'Amsterdam)? Dans quel but ce "dialogue social" devrait-il se renouer ? Pour "maintenir un modèle social européen" qui permette de marier les exigences des grandes firmes, leurs "besoins de flexibilité" avec la création d'emplois aussi bien à La Villette que dans d'autres forums. Le but de ce texte, encore plein de coquilles, est de susciter l'échange et le débat. Nous espérons qu'il sera lu ainsi.

1. Introduction

" Le mouvement anti-mondialiste a-t-il un avenir ? " Telle est la manchette d'une revue parue en France ce mois de novembre. Nous ne nous arrêterons pas longuement sur le terme dont nos adversaires affublent un mouvement qui est bel et bien international, donc " mondialiste ", mais qui combat de façon consciente un régime économique international qui soumet l'existence et l'avenir des peuples au marché et au profit. La réponse à la question posée par la revue, ne peut, bien évidemment, être qu'affirmative. Le mouvement a emporté au moins deux succès de premier plan - le retrait du projet d'Accord Multilatéral sur l'Investissement (l'AMI) et la mise en échec à Seattle du projet de lancement des Négociations du Millénaire (le " Millennium Round). Il faut y ajouter la campagne pour l'instauration de la taxe Tobin. Lancée voici trois ans par ATTAC, elle a d'ores et déjà abouti à des résultats politiques intéressants et instructifs. Ils méritent qu'on s'y attarde un instant.

Aucun pays ou grande zone économique et monétaire n'a encore adopté la taxe. Pourtant la campagne a clarifié considérablement les enjeux politiques et sociaux, ainsi que fiscaux et re-distributifs. Un nombre croissant d'économistes et d'hommes politiques, par ailleurs peu enclins par une posture radicale, reconnaît que la taxe Tobin est tout à fait faisable et qu'elle apporterait un élément de stabilisation de la finance mondiale[1]1. Mais pour les " grands décideurs mondiaux " et ceux qui les soutiennent, la démonstration de la faisabilité de la taxe Tobin importe peu. Il y a deux raisons à leur refus : le fait que l'adoption de la taxe et sa mise en œuvre apparaîtraient à la fois comme une concession majeure à un vaste mouvement international venu d'en bas -- à un mouvement démocratique et social bénéficiant d'un appui populaire -- et comme un premier pas d'un ensemble de mesures visant à brider la liberté des investisseurs financiers. Mais ce refus ne peut que renforcer la détermination de ceux qui combattent pour la taxe et un système fiscal en syntonie avec les caractères de la mondialisation financière. Il les conduira à s'intéresser toujours de plus près aux fondements économiques et sociaux de la finance libéralisée et mondialisée. Les hommes politiques et les économistes qui se feront, au nom de " l'irréversibilité de la mondialisation ", les défenseurs d'une finance parasitaire et prédatrice et qui continueront à plaider le dossier de " l'infaisabilité de la taxe " au sein des ministères des finances et autres conseils d'analyse économique, accroîtront leur discrédit.

Mais il y a d'autres campagnes du mouvement anti-mondialisation plus difficiles à mener -- du moins du point de vue de l'explication et de la communication -- soit que les questions sont moins ciblées, soit qu'elles se déroulent sur des terrains où les défenseurs de la mondialisation actuelle - celle qui se fait sous domination des transnationales et des fonds de pension et de placements financiers des pays les plus riches de la planète -- ont des moyens de défense et de contre-attaque beaucoup plus forts. Elles sont aussi parfois rendues plus difficiles par l'absence de clairvoyance et de courage politique de la part de certaines organisations politiques et syndicales qui s'affichent pourtant aux côtés du mouvement " anti-mondialiste ". La transformation des régimes de retraite et l'épargne salariale en sont des exemples, contre-réformes néo-conservatrices qui ont été et continuent à être orchestrées par la Banque mondiale, l'OCDE et l'Union européenne.

C'est sur des questions où les campagnes sont moins aisées à mener que sur la taxe Tobin que la suite de cette note se centre. Dans bien des cas, il n'y a pas d'autre choix que d'accepter le terrain de l'adversaire pour mener le combat. Mais il faut alors avoir conscience que celui-ci aura très souvent les moyens de tirer les leçons des échecs momentanés qu'il a pu subir et de reprendre l'offensive. Un bon exemple est la manière dont les dispositions à partir desquelles la négociation sur la libéralisation du commerce des services (AGCS) a commencé à Genève cet automne, réitèrent une bonne part de celles qui étaient contenues dans l'AMI.

Par leur action, les différentes associations et les différents groupements qui composent le " mouvement anti-mondialiste " ont commencé à créer entre elles, ce que des politologues ont commencé à nommer un " espace public international alternatif ". Des centaines de milliers de femmes et d'hommes de par le monde se tournent vers l'entité aux contours encore incertains, mais aux buts si vitaux, que constituent le mouvement. Celui-ci a éveillé déjà, en très peu de temps, de très grands espoirs. Ces espoirs sont souvent diffus. La volonté de " créer un autre monde " que celui qui nous est proposé par les " maîtres du monde ", s'exprime de façon confuse, incertaine, ce qui traduit aussi bien l'impact de la fin d'une phase historique du mouvement ouvrier traditionnel (celui qui est né dans les années 1890 et qui s'étiole dans le cours des années 1980), que les reculs et défaites infligés par le capital aux salariés et aux salariées et à leurs diverses organisations, à l'échelle internationale.

Les attentes n'en sont pas moins immenses. Il nous semble que l'unique manière de ne pas décevoir ces attentes est d'entamer sans tarder un débat sur les façons de consolider les bases théoriques du mouvement, comme d'en clarifier les frontières politiques. Ceci pourrait permettre de réduire le nombre de fois où l'on se place sur le terrain de l'adversaire pour le contrer. Ce dont il s'agirait serait de mener le combat plus souvent qu'aujourd'hui en pouvant récuser les postulats et les approches du discours dominant, ainsi que de clarifier comment " un autre monde est possible ". Au même titre se pose, de façon urgente, la construction d'un espace social et syndical, pour le débat et pour l'action, qui ait une dimension européenne et mondiale.

Le fait que deux des organisations qui ont convoqué et pris en charge ce rassemblement et ces débats, Espaces Marx et Actuel Marx se réclament du travail théorique de Marx et d'Engels est pour nous une incitation de plus à présenter une brève contribution écrite dans ce sens. Nous pensons que c'est sur le socle théorique légué par les critiques le plus profonds du capitalisme -- critique dont le renouvellement est évidemment indispensable à la lumière de l'expérience du 20° siècle comme de l'évolution du capitalisme et de l'impérialisme contemporains - que nous pensons que le " mouvement anti-mondialisation " doit savoir prendre appui.

C'est dans ce sens que nous soumettons à tous ceux et celles qui ont pu se rendre à La Villette, comme à ceux et à celles qui s'informeront de nos débats, les réflexions qui suivent. Elles sont présentées pour lancer le débat. A mesure que d'autres s'associeront à cette démarche, la formulation des questions et des esquisses de réponses évoluera à coup sûr. Nos réflexions concernent à peu près exclusivement les campagnes anti-mondialistes dans les pays capitalistes avancés. Pourquoi ? Parce que nous faisons notre l'un des principes fondamentaux de l'internationalisme, à savoir qu'il faut commencer à mener la discussion et le combat politique " dans son propre pays ", celui-ci n'étant pour nous, pas simplement la France, l'Allemagne, la Belgique, la Suisse - chacun pris en tant que tel - mais tous les pays capitalistes avancés, ceux de l'Union européenne en tête.

Il est fort possible que la rencontre internationale de La Villette soit appelée à prendre position sur le combat des Palestiniens ; sur la guerre civile en Colombie (qui socialement voit s'affronter d'un côté, les paysans et la majorité de la population qui est paupérisée, et de l'autre, une oligarchie traditionnelle, ayant intégré dans ses rangs les têtes du narco-trafic), ainsi que sur le "Plan Colombie" déjà en voie d'application par les Etats-Unis ; et presque certainement sur la répression au Brésil qui met en danger chaque jour, aux mains des grands propriétaires fonciers comme du gouvernement Cardoso, la vie des dirigeants et militants du MST (mouvement des sans terre) qui se battent sur la question si fondamentale dans un pays comme le Brésil, de la propriété de la terre. Nous appuierons toute initiative dans ce sens. Mais l'objet de notre contribution est de clarifier certains enjeux des campagnes qui se mènent ici, dans les pays placés au centre de la domination capitaliste mondiale.

2. Avancer plus loin dans la mise en cause de la "marchandisation"

Il a été de la plus haute signification que la campagne politique contre l'OMC, ainsi que les manifestations qui ont eu lieu à Seattle et dans tant d'autres villes en novembre 1999, se soient placées sous le mot d'ordre " le monde n'est pas une marchandise ". Effectivement, tant la libéralisation et la déréglementation des investissements et des échanges que la résurgence du fétichisme de la finance sous ses formes les plus extrêmes, ont conduit à une accentuation nouvelle du fétichisme inhérent à la marchandise. Plus l'espace géopolitique sur lequel le capital peut évoluer librement pour s'approvisionner, produire et vendre avec profit, s'élargit (ce que le capital a pu faire dans les dernières décennies du 20° siècle grâce à la contre-révolution conservatrice et ses alliés) et plus des entreprises de force très inégale et avec elles leurs salariés peuvent être mises en concurrence à très longue distance et même à partir de sites virtuels, plus " le rapport social déterminé des hommes entre eux (revêt) la forme fantasmagorique d'un rapport entre des choses " (Marx, Capital, livre I, chapitre I). Pendant plusieurs décennies le mouvement ouvrier, notamment dans les vieux pays industriels d'Europe, le Royaume Uni, la France, l'Italie, s'est bercé de l'illusion que le fétichisme inhérent à la marchandise et à l'argent aurait été contenu du fait des institutions sociales et politiques nées à la faveur de la révolution inachevée et canalisée de 1944-45. Dans le cadre de la mondialisation du capital, ces illusions ont été brutalement balayées. Aujourd'hui " le rapport social des producteurs à l'ensemble du procès de travail " s'impose aux travailleurs une nouvelle fois et avec une force renouvelée, sous la forme " d'un rapport social extérieur à eux, un rapport entre objets ".

Le mot d'ordre que " le monde n'est pas une marchandise " a donc le très grand mérite de positionner le mouvement politique de résistance à la mondialisation face aux forces capitalistes qui veulent ériger tant qu'ils le peuvent l'économie comme une sphère autonome, placée au-dessus de la société soustrait au nom de la " primauté et de la supériorité du marché " au contrôle des peuples. L'enjeu du mouvement né lors de Seattle se présente ainsi comme étant celui de créer des rapports entre les salariés et les paysans des différents pays d'un type nouveaux. Des rapports qui réduiraient l'anonymat et l'extériorité de l'échange commercial, voire qui l'élimineraient, de façon à ce que la division internationale du travail et le commerce mondial puissent devenir l'expression de relations que des producteurs maîtrisant partout leurs conditions de d'existence et de travail (ce qu'on désigne souvent en raccourci leurs " moyens de production ") pourraient établir librement entre eux. Des rapports qui leur permettraient de répartir le travail entre un temps libéré (dont l'utilisation serait sans cesse réinventée), et un temps consacré à la production qui serait enrichi puisqu'il serait fondé sur la pleine initiative de tous les producteurs.

On trouve dans les Grundrisse de Marx, une perspective ou anticipation audacieuse pour l'époque, qui définit exactement ce vers quoi le mouvement " anti-mondialiste " tend et qu'il doit parvenir à accomplir : faire " du marché mondial ", non plus cet espace " où les liens entre les individus se resserrent, mais où ils se figent en dehors d'eux et ont un caractère autonome ", mais celui où, après que " mûrissent les conditions de dépassement de cet état de choses " se créent " la communauté et l'universalité véritables "[2]. La relation des producteurs directs à leurs moyens et à leurs conditions de travail, ainsi que les transformations que cette relation connaît, est un des concepts les plus centraux de l'analyse de Marx, qu'il s'agisse des Grundrisse ou du Capital[3]. C'est aussi l'un des concepts les plus actuels, dont la " modernité " affleure maintenant dans toutes les luttes contre la domination capitaliste. Des producteurs associés à qui seraient rendus, ou qui se saisiraient des moyens politiques et juridiques de pouvoir maîtriser leurs conditions de travail, verraient alors s'ouvrir à eux la possibilité de décider des buts de la production, de la satisfaction des besoins sociaux selon un ordre de priorité déterminé démocratiquement, de même qu'ils pourraient répartir le travail entre temps libre et temps consacré à la production et déterminer les manières de surmonter le fossé entre travail de conception et travail d'exécution.

3.Relations des producteurs à leurs conditions de travail et rapports de propriété

C'est en partant de l'importance vitale des relations des producteurs à leurs conditions de travail -- travail conçu aussi comme producteur de temps, de temporalité et d'espace (logements aussi bien que les transports) -- qu'on se trouve tout naturellement confrontés à la question de la propriété des moyens de production, de communication et d'échange (la monnaie). La question de la propriété de ces moyens n'est pas l'exécrable question fétiche que les anti-capitalistes, les plus conséquents s'acharneraient à poser, révélant ainsi leur nature de " dinosaures de la pensée ", de marxistes impénitents. Pour peu qu'on se fixe comme objectif de résoudre la question démocratique par excellence : la maîtrise par les producteurs associés des moyens de travail qui ont été accumulés grâce à leur intelligence et leur travail, alors la question de la propriété des moyens de production, de communication et d'échange surgit de façon incontournable. Elle est celle qui nous confronte dès qu'on soulève sur le plan national des problèmes comme la maîtrise effective du temps de travail, le fondement et la finalité du service public et la satisfaction des besoins sociaux réels, ou au niveau international celle du " contrôle citoyen ", entre autres sur les conditions des échanges commerciaux entre les peuples.

Peut-être la question de la propriété des moyens de production, de communication et d'échange ne se poserait-elle pas avec le degré d'acuité d'aujourd'hui, si ce n'était la concentration, sans précédent dans l'histoire du capitalisme, de la propriété de ces moyens entre les mains des membres et/ou mandataires d'une classe très restreinte, ayant les premiers traits d'une classe dominante mondialisée impérialiste enracinée dans le capital financier, tel que l'avait pressenti Marx. Cette concentration a comme conséquence la subordination de toutes les décisions relatives à l'utilisation de ces moyens, aux stratégies de valorisation du capital et d'organisation de sa domination sociale propres à cette classe, subordination d'autant plus intolérable politiquement et socialement qu'elle est le résultat d'une " contre-révolution à froid " que trop de cadres du mouvement ouvrier traditionnel acceptent avec un fatalisme démoralisateur. C'est contre se fatalisme que le mouvement " anti-mondialiste " s'est aussi forgé.

L'accentuation, chaque jour dans un processus de centralisation qui se déroule sous nos yeux de cette concentration de la propriété des moyens de production, de communication et d'échange, interdit au mouvement " anti-mondialisation " de fermer les yeux ou de tenter d'esquiver la question plus longtemps. La critique du fétichisme de la marchandise et de la " marchandisation " atteindrait très vite ses limites, si cette critique continuait à se situer au seul niveau de l'échange commercial et de l'action de l'OMC et si le " mouvement anti-mondialiste " demeurait prisonnier de problèmes relatifs à la seule organisation du marché.

Tant les niveaux atteints par la concentration et la centralisation financières, industrielles et commerciales et le pouvoir monopoliste cristallisé dans les groupes industriels de dimension géante que la très grande force institutionnelle que l'OMC tire des compétences juridictionnelles uniques qu'elle a reçues dans le Traité de Marrakech, circonscrivent très fortement l'action d'un " contrôle citoyen de l'OMC" qui se situerait uniquement au niveau des échanges et du marché. Ces paramètres affectent la crédibilité de campagnes menées sur ce seul plan. L'OMC doit être combattue avec la plus extrême vigueur. Dans l'immédiat c'est le processus de libéralisation, de déréglementation et de privatisation des services publics qui est en train d'y être organisé dans le cadre de l'Accord général sur le commerce des services (AGCS) qui doit être l'une des premières cibles du mouvement " anti-mondialisation ". On est confronté là à une extension gravissime de la sphère de la " marchandisation " à des services vitaux -- santé et enseignement en tête -- comme à la culture[4].

Il faut combattre l'AGCS par tous les moyens de mobilisation et de pression démocratique, dont les salariés et les exclus disposent encore. Mais aussi en ré-établissant les fondements politiques et philosophiques de la défense du service public et des formes de propriété publique qu'elle suppose. Dans le cas de l'Union européenne, la campagne contre l'AGCS comporte le combat politique immédiat pour que la négociation de ces services ne tombe pas sous les dispositions de l'article 133 des Traités de Maastricht et d'Amsterdam, instrument de dessaisissement des pays et de liberté totale d'action (ici de négociation commerciale) des hauts fonctionnaires politiquement irresponsables de la Commission. Même si le temps manque, la campagne ne peut pas se mener sur la question de la souveraineté prise isolément.

Au coeur du néolibéralisme on trouve la glorification, poussée jusqu'à ses conclusions complètes donc extrêmes, de " l'individualisme propriétaire "[5], l'individualisme arc-bouté sur la propriété privée. L'empire industriel et médiatique de Vivendi, pour ne prendre qu'un exemple qui touche les Français de près, n'en est que le couronnement. Aujourd'hui nous pensons qu'il est devenu impossible pour les citoyens - les salariés, les chômeurs, les jeunes - de combattre la mondialisation et lui opposer une autre société, sans que le " mouvement anti-mondialisation " ne remonte en amont et ne ré-aborde la question de la propriété.

4. Les formes de propriété, question légitime pour le capital, tabou pour le travail ?

L'exercice d'une maîtrise sociale, collective, " citoyenne ", sur les conditions des échanges commerciaux entre les peuples, comme sur l'organisation du travail et la satisfaction des besoins sociaux urgents, suppose qu'on cesse de considérer la question des formes de propriété des moyens de production, de communication et d'échange comme une question taboue, une question que la faillite et l'effondrement de la propriété d'Etat, collectivisée de façon bureaucratique ou stalinisée, auraient réglée une fois pour toutes, contre le combat pour l'émancipation sociale, contre le mouvement ouvrier. La question ne pas être considérée comme étant devenue tabou. Si le mouvement " anti-mondialisation " ne veut éviter l'impasse et ne pas décevoir dans les années à venir les attentes de tous ceux pour qui Seattle a compté, il faudrait que des militants dans ses rangs s'attaquent ou se ré-attaquent théoriquement et politiquement à la question de la propriété. D'autant plus que la bourgeoisie mondiale dans ses différentes composantes nationales et sectorielles ne fait pas de mystère quant à l'importance que les formes de propriété du capital revêtent pour elle. Constatons d'abord que les grands groupes industriels et financiers, les médias à leur service et les institutions internationales du capitalisme, n'ont cesse de lancer campagne sur campagne contre ce qui reste de la propriété publique. Ils réclament des gouvernements le démantèlement et la privatisation de tous les secteurs, notamment dans les services, qui échappent à la valorisation directe du capital, et cela même dans les cas où la propriété publique de services publics clefs, précédemment marqués par un sous- investissement chronique, a servi pendant un demi-siècle de soutiens permanents à l'accumulation. Ils s'intéressent donc vivement à l'extension de la propriété privée, ainsi qu'aux formes de celles-ci qui satisfont le plus le capital financier.

Constatons ensuite, que la question des formes de la propriété est au coeur de la stratégie de main mise des fonds de pension et de placement financier sur les entreprises. L'un des enjeux majeurs est l'établissement de formes nouvelles et toujours plus lourdes de domination de la finance sur les salariés (pour les Français, pensons simplement au cas Michelin). Depuis dix ans on assiste donc, au sein de la sphère même du capital privé (et même dans des entreprises qui sont toujours restées privées), à une transformation complète dans la définition même de la propriété, des " droits " qui lui sont afférents ( ceux de l'actionnariat devenu tout puissant) et des attentes que les actionnaires pourraient avoir " légitimement " en terme de rentabilité de leurs parts de propriété[6]. Ici la contre-révolution conservatrice " prend appui sur la revitalisation de cette institution très particulière du capitalisme qu'est le marché secondaire de titres. Cette institution garantit aux actionnaires, en deçà des crises financières graves, la " liquidité " de leurs actions, la possibilité de se défaire à volonté de cette fraction de leur propriété qui a pris la forme des parts de telle ou telle entreprise. La propriété des titres étant devenue liquide, alors pour les actionnaires le capital physique et surtout les salariés doivent avoir la même " liquidité ", la même flexibilité, avec la possibilité d'être jetés au rebus. On comprend que ces marchés soient devenus le terrain de batailles entre de puissantes coalitions de capital financier, le levier de la centralisation et de la concentration accélérées des entreprises et, aussi bien entendu, l'un des instruments essentiels des privatisations.

On ne saurait oublier enfin que dans le cadre de la mondialisation, l'institution de la propriété privée est le vecteur de la destruction des industries et des agricultures des pays les moins " compétitifs ". Dans le cadre de la mondialisation, les formes les plus concentrées d'appropriation privée des moyens de production ont tout loisir, ont carte blanche, pour détruire les formes antérieures de cette propriété, ainsi que les entreprises moins grandes et plus faibles financièrement. Moyennant la libéralisation et la déréglementation des investissements et des échanges et l'ouverture de tous les marchés à la pénétration des groupes les plus puissants, la mondialisation du capital a conduit à une accélération de la destruction de ce qu'il peut encore rester de petite propriété paysanne ou artisanale. Le corollaire de l'appropriation est la destitution, l'expropriation. Celle-ci serait une abomination lorsqu'elle intervient pour créer ou renforcer le secteur public au nom et au compte de la collectivité, mais une expression des " lois naturelles de l'économie " et un bienfait économique lorsqu'elle est le résultat de la " libre concurrence ".
La question de la propriété doit cesser d'être tabou. Le mouvement anti-mondialiste comme le mouvement ouvrier, doivent s'en ressaisir. C'est pour lancer ce débat dans nos rangs que nous livrons les premières réflexions très succinctes suivantes. La propriété sociale, dont la propriété publique et le secteur public sont l'une des modalités, a deux fondements : le caractère social de la production et l'échange et une certaine idée du bien commun et de l'intérêt général qui transcende l'individualisme et la défense étroite des intérêts particuliers que la glorification de la propriété privée fait fleurir.

En ce qui concerne le premier aspect[7], le caractère social de la production et de l'échange fonde la nécessité de formes de propriété capables d'exprimer le plus adéquatement ce caractère social. Ces formes doivent donner une solution aux questions de répartition de la richesse, mais aussi, tout autant, de destination de l'activité. La propriété sociale est une imposture, si elle ne s'accompagne pas de formes de gestion et de contrôle collectif et démocratique véritable. C'est là que s'est située la vulnérabilité des entreprises et institutions du secteur public dans les pays européens, bien avant que leurs dirigeants, souvent forts de l'appui des syndicats, se livrent à la politique si perverse et pernicieuse consistant à défendre le service public chez eux mais à entreprendre à l'extérieur une mondialisation capitaliste classique de leur entreprise, avec rachat et restructuration des entreprises publiques privatisées ailleurs.
En particulier, dans les pays capitalistes avancés, le caractère social de la production et l'échange n'a jamais été aussi marqué qu'il ne l'est aujourd'hui. C'est sur lui que repose " l'économie des réseaux " avec toutes ses " synergies créatrices ", dont les économistes font si grand cas aujourd'hui. C'est à lui que les apologues des fusions-acquisitions, qui n'ont pas à une contradiction près, se réfèrent lorsqu'il s'agit de justifier économiquement, donc de leur point de vue socialement, les concentrations. Le but de l'appropriation sociale dans ses différentes formes est de permettre à tous ceux dont l'activité directe et indirecte (par exemple de recherche scientifique et technologique et plus en amont d'enseignement) et le travail en tant que salariés ont contribué à produire la richesse sous de formes d'interactions, de synergies et de coopérations multiples et complexes, non seulement de participer à sa répartition autrement que dans les formes dictées aujourd'hui par les actionnaires et " les marchés ", mais aussi d'intervenir dans les décisions concernant les autres destinations des résultats de la création collective de richesse : investissements, transferts vers les pays du Tiers Monde, etc. Car il ne saurait y avoir de propriété sociale au sens vraie, si elle ne s'accompagne pas de formes de gestion et de contrôle citoyen effectifs. Dans certains cas et sur certaines branches (ou réseau), il s'agira de formes de gestion et de contrôle qui concerneront les salarié.e.s et les " usagers " de tel ou tel secteur donné. Dans d'autres cas et sur d'autres questions, c'est l'ensemble du peuple qui doit participer à la prise de décisions. Reconnaître le caractère social de la production et de l'échange, c'est inclure, mais aussi immédiatement transcender l'autogestion de chaque entreprise ou lieu de travail.

Dès lors, une perspective de transformation - et non pas d'administration d'une économie, y compris marquée par d'importantes nationalisations - implique de ne pas réduire le capitalisme à une césure entre ceux qui dirigent et ceux qui exécutent, même si ce point est d'importance. Dit d'une autre manière, la question du socialisme-à-venir ne peut être abordée du seul point de vue de la gestion, y compris d'une gestion autogérée, mais doit être envisagé à partir de la nécessité/possibilité du dépérissement de la marchandise, de la loi de la valeur et du salariat (cela dans le sens de la suppression de la contrainte de la vente de la force de travail et de l'appropriation privée du surtravail/de la survaleur). Cela constitue la réponse à la mise en concurrence généralisée de tous les éléments du capital (donc du capital variable, c'est-à-dire des salariés et des sans-travail), qui imprègne la société dans ses derniers recoins.

Cette approche de dépérissement de la marchandise et de la loi de la valeur est aussi le socle qui doit guider la recherche de réponses pour rompre avec les modalités de configuration et d'usage des forces productives par le capital. Modalités qui conduisent à l'épuisement des ressources énergétiques, c'est-à-dire à la question qui est au centre d'une perspective écologiste et socialiste.

Ce n'est que dans l'intrication entre la gestion démocratique de l'appropriation sociale et le dépérissement de la marchandise, de la loi de la valeur et du salariat qu'il y aura un véritable bouleversement de l'économie, et non pas une nouvelle administration avancée mise en place par un capitalisme rénové. Issue qui est présentée parfois par des critiques du social-libéralisme, de toute bonne foi, comme un horizon réaliste pour un socialisme démocratique.

La perspective que nous soumettons ainsi à réflexion et à débat, n'est pas extérieure à bien des processus actuels du capitalisme mondialisé. Elle sourde dans les formes présentes de la planification de la production mondialisée par les grands groupes, leurs maisons mère et leurs filiales ; dans les formes mêmes de la gestion-capture-et-modelage des besoins individuels par les grandes surfaces (au travers des cartes de fidélité, des cartes de prétendus rabais); dans les formes mêmes de la mutation du statut du salariat (les nouveaux faux indépendants). Ce sont autant d'éléments, non-limitatifs, qui indiquent l'actualité de la perspective à partir du mouvement interne du mode de production capitaliste, dans sa phase impérialiste à régime d'accumulation à dominante financière.

5. Le combat contre le chômage de masse et ses conséquences

Trouver des solutions au chômage de masse avec son cortège de fléaux politiques et sociaux résultant des processus de désocialisation que le chômage de masse permanent met en oeuvre, est l'un des buts centraux de beaucoup des associations et groupements du mouvement " anti-mondialisation ". L'origine du chômage de masse contemporain est dans la libéralisation, la déréglementation et la privatisation caractéristique de la phase actuelle de mondialisation du capital, ainsi que dans la concentration croissante de cette propriété et dans la soumission de l'activité productive à des impératifs toujours plus bornés de valorisation maximale. Là où il n'y a pas chômage de masse, on trouve les " pauvres au travail " et les innombrables mécanismes d'exploitation d'un travail " flexible " et disponible à tout moment, dont les femmes sont les victimes les plus criantes.

Mais sur cette question aussi, le mouvement anti-mondialisation paraît avoir tout intérêt de consolider les bases théoriques de la question. L'une des raisons pour lesquelles les deux lois sur les 35 heures se sont faites en dehors de toute maîtrise des salariés sur leurs moyens de production et de travail, sans que le moindre contrôle puisse être exercé par eux au niveau de la gestion des groupes, privés ou publics et en voie de privatisation, ce contrôle étant présenté comme une atteinte aux prérogatives des dirigeants et aux droits des actionnaires présents et futurs.

L'existence d'un " marché du travail " (qui est en fait segmenté et multiple), c'est-à-dire un espace social organisé où doit s'opérer la vente (ou la tentative de vente) de leur force de travail (avec son contenu d'intelligence, d'astuce et de force physique) par ceux dont c'est l'unique richesse, est l'un, sinon le socle du capitalisme, son " institution sociale " majeure, décisive. La vente de la force de travail joue deux fonctions qui sont aussi cruciales l'une que l'autre pour l'ordre social dont le capitalisme est porteur. Elle est le préalable à l'appropriation des résultats du travail vivant dans la production (pas de plus value sans vente de la force de travail). Mais elle est aussi l'instrument de domination sociale capitaliste par excellence, celle qui doit, autant que possible, fonctionner en deçà de la répression policière et judiciaire. La vente de la force de travail est le lien social le plus important de la société capitaliste, celui qui ne peut pas vendre sa force de travail est " superflu ", il tend à être évincé de l'orbite sociale quand il n'est pas carrément rejeté, envoyé au rebut. L'intériorisation de la peur de connaître ce sort s'insinue chez tous les salariés et salariées. Elle renforce tous les processus d'oppression et de domination des femmes. Elle permet à la division sexuée du travail et à l'inégalité de salaire entre les sexes de se perpétuer, même là où il y a des lois en sans contraire.

Dans le court terme, c'est dans la ré-appropriation d'un secteur de propriété sociale véritable, que se trouvent les solutions immédiates au chômage et à " l'exclusion " dont celui-ci est porteur. Mais le néolibéralisme ne sera combattu effectivement que pour autant que nous approfondissions la critique sociale et que le " mouvement anti-mondialiste " se projette vraiment dans l'avenir et lie la critique des finalités actuelles de la technologie à celle du capitalisme.

Aujourd'hui, à un degré plus fort que jamais, la propriété privée se nourrit de l'appropriation des résultats de formes d'organisation de la production au cœur desquelles on trouve l'achat de la force de travail au prix le plus bas et la multiplication des efforts pour économiser la quantité de travail salarié utilisée. Mais cela se fait alors que la libération du travail salarié, et le passage du travail contraint sous le joug du marché du travail et la hantise du chômage, qui oblige à accepter la hiérarchie capitaliste, est devenu possible. Observant le mouvement du développement technologique suscité par le capitalisme et se projetant dans l'avenir, Marx a écrit il y a un siècle et demi que " le capital est une contradiction en mouvement : d'une part, il pousse à la réduction du temps de travail à un minimum, et d'autre part, il pose le temps de travail comme la seule source et la seule mesure de la richesse (…). D'une part, il éveille toutes les forces de la science et de la nature ainsi que celles de la coopération et de l'échange social, d'une façon qui rend la création de la richesse indépendante (relativement)du temps de travail. D'autre part, il prétend (…) insérer les gigantesques forces ainsi créées dans les limites étroites nécessaires au maintien, en tant que valeur, de la valeur déjà produite "[8].

C'est bien à cela que les entreprises et les organisations capitalistes nationales et internationales ont déployé d'immenses efforts depuis l'émergence et l'extension de ce qui est désigné généralement sous le nom de " révolution de la micro-informatique ". Des technologies susceptibles d'aider à la libération du travail et à la préservation des ressources naturelles ont été transformées de façon à ce que la vente de la force de travail reste plus que jamais le pilier " naturel " de l'ordre social : le pilier qui doit être " intériorisé " par chacune et chacun, faire parti de son " habitus ".

Dire qu'on se fixe comme objectif de rendre aux producteurs la maîtrise de leurs conditions de travail; affirmer le caractère social de la production dans les diverses formes sociales qui doivent être imposées à la propriété des moyens de production, combattre pour la reconstitution et/ou l'extension du service public, c'est faire un premier pas vers un renversement de l'approche à la question de l'emploi et du chômage. Mais il faut faire un pas de plus. Il faut pouvoir monter que le rôle de domination social et politique de la minorité sur la majorité qui est dévolu à la vente et à la non-vente de la force de travail (c'est-à-dire le chômage et la peur permanente du chômage), s'est accru comme conséquence de la polarisation des richesses, mais aussi que cela s'est fait au moment même où la technologie permettrait un bon colossal dans la libération des hommes du travail. Il faut que le mouvement " anti-mondialisation " puisse faire sienne, l'idée énoncée par Marx lorsqu'il dit que " le royaume de la liberté commence seulement là où l'on cesse de travailler par nécessité imposée de l'extérieur ; il se situe donc au-delà de la sphère de production matérielle proprement dite "[9]. Ce n'est pas là une position que les marxistes doivent garder pour leurs discussions internes, mais apporter au mouvement anti-mondialiste tout entier.
6. Le capital financier, la propriété privée et les perspectives de " développement soutenable "
En même temps, l'impasse du mode de développement dominé par le capital financier se manifeste dans son comportement prédateur de la nature. Ce sont les populations qui sont directement menacées par les agressions contre leurs conditions d'existence, relayées par les mouvements environnementalistes qui ont permis de donner la pleine mesure des dangers que subissent aujourd'hui l'humanité et la nature. Ce n'est certes pas un phénomène nouveau. Les processus de production et les modes de consommation imposés par le capital ont toujours négligé le coût réel des destructions environnementales (de même que les coûts sociaux) . Ce diagnostic avait conduit Marx à affirmer que : "La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison de production sociale qu'en épuisant en même temps les deux sources d'où jaillit toute richesse : La terre et le travailleur "

Mais l'"épuisement de la nature" a pris depuis trois décennies une ampleur qui ne peut plus être tue. Les processus de production en syntonie avec les rapports de production et de propriété capitalistes (que les bureaucraties des pays à propriété d'Etat ont adoptés en tous points) comportent une combinaison spécifique du machinisme avec les exigences de la rentabilisation du capital, donc de sa rotation, qui ont un impact énorme sur les modalités de pillage énergétique. Le " tout-automobile " de même que la priorité au transport routier, qui reposent tout deux sur l'exacerbation de " l'individualisme propriétaire " et sur la recherche de la flexibilité maximum (la production " à flux tendue ", seules qui soit " compétitive ") ont agi dans le même sens, toujours plus fortement. Après avoir longtemps cherché à nier l'étendue des dégâts, les groupes multinationaux ont adopté une autre attitude. Leur lobbyistes, leurs juristes ont envahi les instances de négociations internationales. Ils étaient bien plus nombreux lors de la Convention sur le Climat qui vient de s'ouvrir à la Haye qu'ils ne l'étaient à Kyoto. Ils infléchissent ainsi l'agenda, le contenu et le rythme des négociations. Ils obtiennent des gouvernements engagés dans les négociations une réduction drastique des normes anti-pollution (par exemple le niveau de réduction des émissions de CO2 à l'horizon 2010) . Ils ont obtenu que leurs PDG soient aujourd'hui promus au rang d'interlocuteurs officiels par le Secrétaire général de l'ONU sur les questions du développement soutenable.
C'est ainsi que "l'épuisement de la nature" devient désormais une sphère d'investissement rentable pour le capital. La création de marchés "droits à polluer" éclaire les conséquences du programme du capital financier. Il va permettre aux pays développés, qui sont les principaux responsables de l'émission de CO2, de continuer à polluer. Il étend les normes d'évaluation financière à la nature et bientôt à l'éducation (la généralisation de l'expression de capital humain prépare depuis longtemps les esprits à la privatisation des parties de l'enseignement qui fonctionnent encore comme des services publics) . Qui ne comprend pas que demain ces marchés de droits à polluer seront intégrés aux marchés financiers globalisés, et que la nature deviendra elle aussi un produit dérivé, figurant dans le portefeuille des investisseurs institutionnels ?

Il en va de même avec l'eau. Selon le rapport 2000 du PNUD, 2,4 milliards de personnes sont privés d'une infrastructure sanitaire correcte et 1 milliard de personnes n'ont pas accès à l'eau potable. Confrontés à ce mode de production porteur de telles inégalités, les gouvernements des pays développés, au lieu de faire de cette ressource devenue rare un bien qui échappe à la marchandisation ont opté pour l'accélération du programme de privatisation des services de distribution de l'eau.
Comme l'avait expliqué R. Luxembourg, "l'accumulation et l'existence et le développement du capitalisme...[sont] impossibles sans une expansion constante dans les domaines de production et des pays nouveaux". C'est ainsi qu'elle montrait que la production d'armes était devenue une sphère d'accumulation pour le capital en même temps qu'un moyen politique pour les pays de la métropole d'imposer leur mode de production à toute la planète. Il s'est écoulé un siècle depuis que ces analyses ont été formulées, un siècle qui a vu les grandes puissances se déchirer dans deux conflits mondiaux pour la conquête de la suprématie militaire et économique. Aujourd'hui, le mode de développement dominé par le capital financier, incapable de satisfaire les besoins de base de la plus grande partie de la planète, cherche un nouveau souffle grâce à l'appropriation privée d'activités qui échappaient à la marchandisation (nature, éducation) . Sans pour autant que le militarisme ait diminué comme en témoigne le nouveau cycle de hausse des dépenses militaires engagé depuis 1999 aux États-Unis (36% des dépenses militaires mondiales) , le pays qui constitue avec la coalition de l'OTAN (66% des dépenses militaires mondiales) , "le bras armé" dont le "nouveau désordre mondial" a besoin.

7. Ne pas relâcher le combat contre toutes les lois qui renforcent le pouvoir de la finance

Beaucoup de ceux qui ont rejoint le mouvement anti-mondialisation, l'ont fait autour du combat pour la mise en place de la taxe Tobin. Ce faisant, ils ont exprimé leur opposition au pouvoir acquis par la finance, leur rejet des formes contemporaines du capital financier et des traits rentiers, parasitaires et prédateurs. Mais les membres d'ATTAC ne sont pas les seuls au sein du mouvement anti-mondialisation, à considérer qu'il est plus que temps de donner un coup d'arrêt au contrôle total que celui-ci exerce sur les entreprises par le truchement des fonds de pension et de placement mutuel, des compagnies d'assurance et des banques internationales, et donc sur les conditions de création de la valeur et sur son mode de répartition. Le gouvernement d'entreprise fondé sur l'objectif du "toujours plus" de valeur pour l'actionnaire domine aujourd'hui dans la gestion de tous les groupes multinationaux qui exercent un contrôle total sur la création de richesses à l'échelle mondiale. La gestion et le contrôle par le capital financier, intégralement soutenu par les politiques néo-libérales des gouvernements conservateurs et des tenants de la "troisième voie" (parmi lesquels se trouvent les dirigeants du gouvernement de la "gauche plurielle" français auxquels ce terme déplaît) menace les conditions d'existence des salariés et condamne à la misère les populations des régions et pays qui ne sont pas jugées assez rentables par le capital.

Les marchés financiers, dont les investisseurs institutionnels et les autres capitalistes financiers tirent une partie de leur immense pouvoir social, ont besoin pour fonctionner d'un apport régulier de fonds liquides nouveaux. Ce sont des fonds parasitaires qui ne s'investissent jamais dans des investissements vrais, mais seulement dans des titres de propriété qu'ils font acheter et vendre au gré des mouvements spéculatifs et de l'évolution de la conjoncture. Tout ce qui contribue à alimenter les marchés, consolide le pouvoir de la finance parasitaire et rentière. C'est la compréhension de cela qui est l'apport indispensable d'ATTAC au mouvement anti-mondialiste pris comme un tout. On ne peut donc que s'interroger sur la mollesse avec laquelle certaines forces qui s'affichent du côté du mouvement anti-mondialisation combattent contre les lois sur l'épargne salariale (et parfois en saluent même les " aspects positifs "). Dans le cas de la France ces lois constituent la première étape de la mise en place de fonds de pension. Leurs auteurs ne cachent pas que leur ambition est de modifier de fond en comble les rapports de force entre le capital et le travail. En effet, comme l'écrit un rapport remis au Premier ministre français[10], il s'agit de faire de l'épargne salariale " le fondement 'd'un nouveau contrat social en gestation", qui consisterait à faire de chaque salarié un actionnaire. Ces objectifs évoquent bien sûr ceux fondés sur l'association capital-travail chère à la "participation" telle quelle figurait dans le programme fondateur du gaullisme et qu'elle fut remise en selle au cours des années soixante. Les objectifs du gaullisme se situaient dans le cadre d'une croissance macro-économique forte dans lequel des salariés réduits à l'état de membres d'une 'communauté sociale' auraient reçu quelques 'dividendes du progrès'. Au-delà de ces mirages, les objectifs politiques du gaullisme, à savoir la désintégration des organisations et institutions collectives qui protégeaient le salariat, étaient alors correctement appréciés, et la défaite de Gaulle marqua sans équivoque l'opposition des salariés à ses projets.

Aujourd'hui, on peut certes considérer simplement que l'actionnaire-salarié représente un élément constitutif de l'utopie néo-libérale, celle qui nous décrit un monde virtuel dans lequel tous les individus seraient tous les détenteurs d'un capital humain et de droits de propriété qu'ils chercheraient à faire fructifier. Mais cette utopie, aussi vieille que le capitalisme lui-même n'en est pas moins fondée sur des objectifs et des besoins économiques et politiques tout à fait réels. Il s'agit d'abord de détruire les systèmes de protection collective qui ont été imposés au capital et qui représentent un coût insupportable pour lui. En France, l'argument selon lequel l'épargne salariale ne remettrait pas en cause le "système-de-sécurité-sociale-auquels-tous-les-Français-sont-attachés", constitue un écran de fumée derrière lequel se retranchent les nouveaux convertis au soutien à cette loi qui ne résiste en effet même pas à l'examen des simples faits.

Dans tous les pays où l'épargne salariale ou les fonds de pension existent, ils sont utilisés pour affaiblir puis détruire les systèmes de protection collectifs, qu'ils soient financés par la cotisation sociale, comme en France, ou par l'impôt. Mais cette remise en cause n'est qu'une étape dans la "grande transformation" à laquelle le capital veut arriver. L'objectif est de démanteler les solidarités collectives qui ont été construites par les salariés au cours de l'histoire en opposant ceux qui bénéficieront des plans d'épargne et ceux, les plus nombreux, soumis à la précarité de l'emploi et la générosité publique (ou privée) en guise de protection sociale. Ce qui a été présenté aux Français comme un pilier de la modernité par le ministre des finances à l'Assemblée Nationale lors de l'adoption de la loi sur l'épargne salariale (4 octobre 2000) était déjà un vieux programme au dix-neuvième siècle. Marx a pu ainsi en donner une caractérisation qui est très actuelle : "La caisse d'épargne est la chaîne d'or par laquelle le gouvernement tient une grande partie des ouvriers. Ceux-ci ne trouvent pas seulement de cette manière intérêt au maintien des conditions existantes. Il ne se produit pas seulement une scission entre la partie de la classe ouvrière qui participe aux caisses d'épargne et la partie qui n'y prend point part. Les ouvriers mettent ainsi dans les mains de leurs ennemis mêmes des armes pour la conservation de l'organisation existante de la société qui les opprime" [11].

Devenus dépendants pour leurs retraites, des flux de dividendes et d'intérêts perçues sur la valeur, ainsi que des performances des marchés financiers, les anciens salariés bénéficiaires de fonds de pension, commencent à avoir partie liée avec le capital, c'est-à-dire avec ceux qui extraient la plus value des salariés au travail. A cette scission s'en ajoute une autre entre Nord et Sud. Les systèmes de retraite par capitalisation dépendent aussi de l'appropriation par le biais des placements financiers et des opérations de spéculation réussies de fractions de la valeur créée dans les pays dits " émergents ". Ainsi, la satisfaction des exigences des fonds de pension et du capital rentier vient-elle creuser un peu plus le fossé entre les salariés des Etats-rentiers et les populations du reste de la planète et accentue les traits 'néo-impérialistes' de la mondialisation.

Nous ne pensons pas qu'il puisse y avoir de " anti-mondialisme " conséquent de la part de ceux qui s'engageraient dans une telle voie ou qui lui laisseraient la voie libre. Telles sont les réflexions que nous soumettons à l'échange et au débat fraternels, en sachant que sur bien des points elles gagneront à être discutées, clarifiées, amendées.

François Chesnais, L' Altro Davos

[1] Un nouveau document d'ATTAC est en préparation au Conseil scientifique à partir d'un rapport préparatoire préparé par Bruno Jetin. Il fait la synthèse des discussions concluant à la faisabilité de la taxe et montre les faiblesses des positions défendues par le ministre et le ministères des Finances de la France.
[2] Marx, Fondements de la critique de l'économie politique, Editions Anthropos, vol, I, page 98, fin de l'avant dernier paragraphe (souligné dans l'original).
[3] Voir, par exemple, dans les Fondements de la critique de l'économie politique, toujours aux Editions Anthropos, vol, I, pages 412 et suivantes ; et dans Le Capital, livre I, chapitre XXXII (la tendance historique de l'accumulation capitaliste). Le fait que la réalisation de " la négation de la négation " ait posé des problèmes politiques redoutables qui sont pour l'instant plus loin que jamais d'être résolus, n'ôte rien à l'importance analytique de l'analyse dans ce chapitre.
[4] Voir la brochure publiée par la Coordination pour le contrôle citoyen de l'OMC sur l'AGCS, Alerte générale pour la capture des services publics, avril 2000.
[5] Voir les travaux fondateurs de C.B. Macpherson , The Theory of possessive individualism.
[6] C'est à bon escient que Frédéric Lordon consacre le dernier chapitre de son livre, Fonds de pension, pièges à cons ?, Liber Raisons d'Agir, 2000, aux prétentions des apologues de ce nouvel avatar de la propriété privée d'établir ce que Lordon nomme à juste titre " l'utopie monstrueuse de la 'démocratie des actionnaires' ".
[7] C'est surtout celui-ci que nous traiterons, car le bien commun, en particulier sa concrétisation dans le domaine de l'eau, Riccardo Petrella a écrit des pages que nous ne voulons pas paraphraser. A cela, nous pourrions ajouter dans un monde de plus en plus marchandisé, la nécessité de reprendre le thème de la gratuité d'accès à des biens de base. Cette gratuité a évidemment un coût pour la société et pose conjointement les problèmes de la propriété et de la redistribution du surproduit. Elle pose aussi sur la question dépérissement de la marchandise dont plus parlons plus loin.
[8] Marx, Fondements, op.cit., page
[9] Marx, Le Capital, volume III, chapitre XLVIII.
[10] C'est le rapport De Foucauld-Balligand, L'épargne salariale au coeur du contrat social, La Documentation Française, 2000. On en trouvera une critique dans le chapitre 'L'épargne salariale ou la capitalisation honteuse' du livre collectif cooronné par Pierre Khalfa et Pierre-Yves Chanu, Les retraites au péril du libéralisme, 2° édition élargie, Syllepse, 2000.
[11] K. Marx, Travail salarié et capital, Editions Sociales, 1952, (la citation est dans l'annexe point 6).

 




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