AU sens traditionnel des termes, les attentats du 11 septembre
2001 ne sont pas vraiment une guerre car l'auteur n'est pas
un Etat, mais ils neconstituent pas non plus un crime contraire
au seul ordre public national, car ils frappent la société
occidentale dans son ensemble et des citoyens du monde entier.
Des attentats similaires étaient d'ailleurs programmés,
et pourraient encore se produire, dans d'autres pays. Il s'agit
donc d'un nouveau concept de "crime global".
Juger ce crime selon le droit américain et devant les
tribunaux des USA semble un non-sens, politique et juridique.
Face au développement du commerce mondial, il a fallu
créer l'OMC et l'ORD. Face au crime global, nous avons
un début de réponse avec les tribunaux ad hoc
créés par le Conseil de sécurité
des Nations unies en 1993 pour l'ex-Yougoslavie et en 1994 pour
le Rwanda (TPIY et TPIR) et avec le statut de la Cour pénale
internationale (CPI) adopté à Rome en 1998. Même
si aucun de ces précédents n'est directement applicable,
il suffirait d'une résolution du Conseil de sécurité
des Nations unies pour créer un nouveau tribunal ad hoc.
Ce propos peut sembler naïf, car le choix officiel est
à l'opposé : sur la base du Patriot Act du 25
octobre 2001, le président Bush a organisé par
ordonnance du 13 novembre 2001 la mise en place de tribunaux
militaires d'exception pour juger les étrangers soupçonnés
d'être les auteurs ou complices des attentats.
Je soutiens cependant que le concept de crime global appelle
une justice elle-même globale, en termes de légitimité
comme en termes d'efficacité.
Sans doute la justice pénale américaine ordinaire
serait-elle légitime, même au regard du statut
de la Cour pénale internationale qui pose le principe
de complémentarité des juridictions nationales,
mais la lourdeur de la procédure n'est pas adaptée
à ce type de crime. Or donner compétence aux tribunaux
militaires ordinaires impliquerait l'obligation de respecter
les conventions de Genève de 1949, notamment quant aux
conditions matérielles de détention des prisonniers
de guerre et quant aux garanties de procédure en cas
de poursuites. C'est ce que l'ordonnance Bush entend éviter.
D'où l'ambiguïté voulue du texte considérant
que les "attaques terroristes" ont créé
un "état de conflit armé": le terrorisme
permettrait d'exclure la compétence des tribunaux militaires
ordinaires et l'applicabilité des co! nventions de Genève,
tandis que le conflit armé justifierait la création
de tribunaux militaires d'exception.
Ces précautions ne suffisent pas à légitimer
le dispositif du 13 novembre 2001 au regard du droit international,
que l'on se réfère au droit humanitaire ou au
pacte de l'ONU sur les droits civils et politiques (ratifié
par les Etats-Unis en 1992). Il contredit en effet deux principes
dont le caractère absolu n'admet aucune dérogation,
même en cas de circonstances exceptionnelles : d'une part,
la légalité du droit pénal, qui implique
la précision des incriminations et la non-rétroactivité
des lois plus sévères (art.15 du pacte de l'ONU),
alors que le critère de l'implication terroriste, d'application
rétroactive, est presque aussi large et imprécis
que le crime contre-révolutionnaire de sinistre mémoire
en Europe de l'Est ; d'autre part, la dignité, interdisant
l'usage de la torture et des peines! ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants (art. 7 pacte ONU et convention
ONU 1984 contre la torture, ratifiée en 1994 par les
USA), alors que les conditions dégradantes du transport
et de la détention sur la base de Guantanamo sont actuellement
dénoncées par la Croix-Rouge internationale et
de nombreuses ONG.
L'émergence d'un droit pénal international offre
une alternative qui assure le respect de ces principes tout
en étant mieux adaptée au particularisme des crimes
internationaux. En effet, l'expérience des tribunaux
internationaux a conduit vers une procédure hybride qui
retient le meilleur de chaque tradition. Ni accusatoire ni inquisitoire,
mais "contradictoire", celle-ci admet des preuves
indirectes, ainsi que la constitution d'un dossier, et même
la possibilité d'interrogatoires dans le pays de l'arrestation.
Toutefois, elle ne donne pas au juge de la mise en état
un rôle d'inquisiteur, mais de coordinateur entre les
parties pendant la phase préparatoire du procès.
Assurant la protection des témoins et protégeant
les informations sensibles, sans pour autant renoncer au respect
des principes fondamentaux, cette procédure tient sa
légitimité de l'indép! endance et de l'impartialité
de ses juges, qui représentent les diverses traditions
juridiques (y compris de pays musulmans), ainsi que de l'égalité
des justiciables.
Une telle cour pénale internationale, dont le procureur,
chargé d'instruire à charge et à décharge,
pourrait être, comme il a été suggéré,
un juriste américain, serait nettement préférable
à des tribunaux d'exception à la légitimité
douteuse qui risquent d'affaiblir les valeurs démocratiques,
celles précisément que combat Ben Laden.
A la différence du concept de terrorisme, sans valeur
expressive tant il regroupe de comportements hétérogènes,
celui de "crime contre l'humanité" marque la
reconnaissance de valeurs universelles qui, au-delà de
la vie humaine, entendent protéger à l'échelle
de la planète l'égale dignité de la personne
humaine (article premier de la Déclaration universelle
des droits de l'homme). Juridiquement, les attentats de New
York et Washington semblent bien constituer une "attaque
généralisée ou systématique contre
une population civile" (art. 7 - 1), d'autant que cette
attaque a été lancée "dans la poursuite
de la politique... d'une organisation ayant pour but une telle
attaque" (art. 7 - 2). La solidarité avec les victimes
prendrait ainsi toute sa signification.
Plutôt que de transformer les délinquants en martyrs,
en traitant les attentats du 11 septembre de façon unilatérale
et selon des procédures qui ressemblent davantage à
la vengeance qu'à la justice, mieux vaut reconnaître
que l'interdépendance, célébrée
par l'ancien président Clinton comme la "question
cruciale du XXIe siècle" (Le Mondedu 15 janvier),
suppose non seulement des politiques globales, mais aussi une
justice globale.
Si le modèle international de Grotius, qui privilégie
la souveraineté entre Etats égaux coopérant
de façon bilatérale, semble dépassé,
la conception impériale d'un souverain unique qui traite
les autres Etats soit en vassaux, soit en ennemis, est un redoutable
archaïsme. D'où l'étonnante actualité
du modèle cosmopolitique imaginé par Kant. C'est
la seule façon, me semble-t-il, d'éviter que la
notion de crime global ne conduise tout droit à celle
de guerre globale.
Mireille Delmas-Marty, professeur à l'Université
Paris I et membre de l'Institut Universitaire de France.